PLATON (v. 427- v. 348/347. av. J.-C.) le politique ou de la royauté Traduction Dacier et Grou, 1885. Un document produit en version numérique par Daniel Banda, bénévole, professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis et chargé de cours d’esthétique à Paris-I Sorbonne et Paris-X Nanterre Courriel : mailto :banda@noos.fr Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Un document produit en version numérique par M. Daniel Banda, bénévole, professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis et chargé de cours d’esthétique à Paris-I Sorbonne et Paris-X Nanterre. Courriel : mailto :banda@noos.fr à partir de : Platon (v. 427- v. 348/347 av. J.-C.) Le Politique Le Politique. Une édition électronique réalisée à partir du texte de Platon, Le Politique, in Œuvres complètes, tome VI (« Dialogues dogmatiques », deuxième volume), publiées sous la direction de M. Émile Saisset. Traduction Dacier et Grou, avec notes et arguments par MM. Chauvet et Saisset. Paris, Librairie Charpentier et Cie, 1885, 332 pages, pages 9 à 144. Pour faciliter la lecture à l’écran, nous sautons régulièrement une ligne d’un paragraphe au suivant quand l’édition originale va simplement à la ligne. Polices de caractères utilisées : Pour le texte : Times New Roman, 12. Pour les notes : Times New Roman, 10. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’. Édition complétée le 4 juin 2003 à Chicoutimi, Québec. le politique ou de la royauté SOCRATE, THéODORE, L’ÉTRANGER, SOCRATE LE JEUNE. SOCRATE. Non, je ne te dois pas peu de reconnaissance, Théodore 1, pour m’avoir fait entrer en relation avec Théétète 2, ainsi qu’avec l’Étranger 3. THÉODORE. Et qui sait, Socrate, si tu ne m’en devras pas trois fois plus, lorsqu’ils t’auront expliqué et le politique et le philosophe ? SOCRATE. A merveille ! Ainsi, voilà comment parle, mon cher Théodore, un homme qui excelle dans les calculs et la géométrie 4 ? THÉODORE. Que veux-tu dire, Socrate ? SOCRATE. Que tu mets sur la même ligne des espèces d’hommes qui diffèrent par leur mérite bien au delà des proportions connues dans notre art. THÉODORE. Très bien, Socrate, par notre Dieu, par Ammon1 ! On ne saurait avec plus de justice et d’à-propos me reprocher une faute de calcul. Sois tranquille, quelque jour je prendrai ma revanche. – Pour toi, ô Étranger, ne te fatigue pas de nous être agréable, et tout de suite, soit que tu préfères continuer par le politique ou le philosophe, choisis, et poursuis ton discours. L’ÉTRANGER. C’est, en effet, Théodore, ce qu’il me faut faire. Puisque nous avons mis la main à l’œuvre, nous ne devons pas nous arrêter que nous ne soyons arrivés au terme de nos recherches 2. Mais Théétète que voici, comment me conduirai-je avec lui ? THÉODORE. Qu’entends-tu par là ? L’ÉTRANGER. Le laisserons-nous reposer, en prenant à sa place ce cher Socrate3, son compagnon d’exercices ? ou serais-tu d’un autre avis ? THÉODORE. Comme tu l’as dit, prenons-le à sa place ; jeunes comme ils sont, ils peuvent facilement supporter toute espèce de travail, avec des intervalles de repos. SOCRATE. Aussi bien ces deux jeunes gens, ô Étranger, ont tout l’air d’avoir avec moi une sorte de parenté. L’un, si je vous crois, me ressemble par les traits du visage, l’autre porte mon nom, et cette communauté établit entre nous comme un lien de famille. Or, si nous sommes parents, eux et moi, nous devons avoir à cœur de faire connaissance ensemble par un échange de discours. Pour Théétète, j’ai eu moi-même avec lui une longue conversation hier, et je viens à l’instant de l’entendre te répondre 1 ; mais Socrate ne nous a encore rien dit, ni à l’un ni à l’autre. Cependant, il faut que nous l’examinions aussi. Une autre fois, ce sera à moi ; aujourd’hui, c’est à toi qu’il va répondre. L’ÉTRANGER. C’est cela. Socrate, entends-tu, Socrate ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Souscris-tu à ce qu’il vient de dire ? LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement. L’ÉTRANGER. De ton côté, il ne paraît donc pas qu’il y ait d’obstacle, et il conviendrait moins encore qu’il y en eût du mien. Or, après le sophiste, c’est, à ce qu’il me semble, le politique qu’il faut chercher. – Dis-moi donc, le mettrons-nous, lui aussi, au nombre des savants, ou non ? LE JEUNE SOCRATE. Nous l’y mettrons. L’ÉTRANGER. Il nous faut donc diviser les sciences, comme nous faisions en examinant le premier. LE JEUNE SOCRATE. Peut-être bien. L’ÉTRANGER. Mais, Socrate, il ne faut pas suivre le même mode de division. LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Il en faut suivre un autre. LE JEUNE SOCRATE. Il me semble. L’ÉTRANGER. Comment donc trouverons-nous le chemin de la science politique ? Il nous faut, en effet, le trouver ; puis, après l’avoir séparé des autres, lui donner pour marque une seule idée, puis, désignant les autres sentiers qui en éloignent par une autre idée, unique aussi, amener notre esprit à concevoir toutes les sciences comme formant deux espèces. LE JEUNE SOCRATE. C’est là, je pense, ton affaire, ô Étranger, et non la mienne. L’ÉTRANGER. Il faudra bien que ce soit la tienne aussi, Socrate, quand nous y verrons clair. LE JEUNE SOCRATE. Bien dit. L’ÉTRANGER. Eh bien donc, l’arithmétique et quelques autres sciences du même genre ne sont-elles pas indépendantes de l’action, et, ne se rapportent-elles pas uniquement à la connaissance ? LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. L’architecture, au contraire, et tous les arts manuels impliquent une science qui a pour ainsi dire son origine dans l’action, et ils produisent des choses qui. n’existent que par eux, et n’étaient pas auparavant. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Il faut donc, d’après cela, diviser toutes les sciences en deux catégories, et nommer les unes pratiques, les autres exclusivement spéculatives. LE JEUNE SOCRATE. Soit ; distinguons dans la science en général ces deux espèces. L’ÉTRANGER. Eh bien, le politique, et le roi, et le maître d’esclaves, et même le chef de famille, les embrasserons-nous tous à la fois dans une unité, ou compterons-nous autant d’arts différents que nous avons cité de noms ? mais plutôt suis-moi de ce côté. LE JEUNE SOCRATE. Par où ? L’ÉTRANGER. Par ici. S’il se trouvait un homme en état de donner des conseils à un médecin exerçant publiquement son art, quoique simple particulier lui-même, ne faudrait-il pas le nommer, cet homme, du même nom que celui qu’il conseille, en l’empruntant au même art ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? celui qui est capable de diriger le roi d’un pays, tout en n’étant qu’un simple particulier, ne dirons-nous pas qu’il a lui-même la science que devrait posséder celui qui exerce le commandement ? LE JEUNE SOCRATE. Nous le dirons. L’ÉTRANGER. Or la science d’un vrai roi est une science royale ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Celui donc qui la possède, chef ou particulier, devra à cette science d’être appelé avec raison véritablement royal. LE JEUNE SOCRATE. C’est juste. L’ÉTRANGER. Et le chef de famille et le maître d’esclaves pareillement. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? l’état d’une grande maison et celui d’une petite ville sont-ils différents au regard du gouvernement ? LE JEUNE SOCRATE. Pas du tout. L’ÉTRANGER. Par conséquent, relativement à l’objet de notre examen, il est évident qu’une seule science embrasse toutes ces choses : qu’on l’appelle royale, ou politique, ou économique, peu nous importe. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Ce qui est encore évident, c’est qu’un roi ne se sert guère des mains et du corps en général pour retenir le commandement : il en est tout autrement de l’intelligence et de la forme de l’âme. LE JEUNE SOCRATE. C’est clair. L’ÉTRANGER. Veux-tu donc que nous disions que le roi est bien plus voisin de la science spéculative que des arts manuels, et généralement de la pratique ? LE JEUNE SOCRATE. Sans difficulté. L’ÉTRANGER. La science politique et le politique, la science royale et le roi, nous réunirons donc tout cela en une seule et même chose ? LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Ne procéderions-nous pas avec ordre en divisant maintenant la science spéculative ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Examine attentivement si nous n’y découvrirons pas quelque distinction naturelle. LE JEUNE SOCRATE. Quelle distinction ? L’ÉTRANGER. Celle-ci. Il y a une science du calcul. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Et, je pense, elle fait partie des sciences spéculatives ? LE JEUNE SOCRATE. Le moyen de le nier ? L’ÉTRANGER. Le calcul ayant pour objet de connaître la différence dans les nombres, lui attribuerons-nous quelque autre objet que de juger ce qu’il connaît ? LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Mais un architecte ne travaille pas lui-même ; il commande seulement aux travailleurs. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Ce qu’il prête, c’est sa science, ce n’est pas son bras. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Il est donc juste de dire qu’il participe de la science spéculative. LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Mais il ne doit pas, je pense, quand il a porté son jugement, considérer sa tâche comme finie, et se retirer, à l’exemple du calculateur ; il faut encore qu’il ordonne à chacun des ouvriers ce qui convient, jusqu’à ce qu’ils aient exécuté ses ordres. LE JEUNE SOCRATE. A merveille. L’ÉTRANGER. Si donc toutes ces sciences sont spéculatives, aussi bien que celles qui se rapportent au calcul, il n’y en a pas moins là deux espèces de sciences qui différent de la différence du jugement et du commandement ? LE JEUNE SOCRATE. Il paraît. L’ÉTRANGER. Si donc nous divisons la science spéculative en général en deux parties, nommant l’une science de commandement, l’autre science de jugement, nous pourrons nous flatter de l’avoir parfaitement divisée. LE JEUNE SOCRATE. Oui, à mon avis. L’ÉTRANGER. Mais il suffit à ceux qui discutent ensemble de s’accorder entre eux. LE JEUNE SOCRATE. Certainement. L’ÉTRANGER. Aussi longtemps donc que nous nous entendrons, ne nous mettons pas en peine des opinions des autres. LE JEUNE SOCRATE. Volontiers. L’ÉTRANGER. Eh bien, voyons, dans laquelle de ces deux classes placerons-nous le roi ? Est-ce dans celle du jugement, comme un simple théoricien ? ou bien ne le placerons-nous pas plutôt dans celle du commandement, puisqu’il domine ? LE JEUNE SOCRATE. Dans cette dernière, sans doute. L’ÉTRANGER. Examinons à présent si la science du commandement ne comporte pas quelque division. En voici une, ce me semble. Autant il y a de différence entre l’art du revendeur et celui du marchand fabricant, autant il yen a entre l’espèce royale et l’espèce des hérauts. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Les revendeurs, après s’être procuré les produits des autres, qui leur ont d’abord été vendus, les vendent à leur tour une seconde fois. LE JEUNE SOCRATE. C’est tout à fait cela. L’ÉTRANGER. Et c’est encore ainsi que les hérauts, prenant les ordres d’un supérieur, et recevant la pensée d’autrui, donnent ensuite des ordres aux autres à leur tour. LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement vrai. L’ÉTRANGER. Quoi donc ? confondrons-nous la science royale avec celles de l’interprète, de l’ordonnateur, du devin, du héraut, et beaucoup d’autres de la même famille, lesquelles ont toutes trait au commandement ? ou bien veux-tu que nous nommions d’un nom nouveau le roi et tous ceux qui lui ressemblent, puisque l’espèce de ceux qui commandent d’eux-mêmes est encore innommée ; que, par une nouvelle division, nous mettions l’espèce royale dans la catégorie du commandement direct ; et que, sans nous soucier du reste 1, nous laissions au premier venu le soin de lui trouver une autre appellation ? car c’est sur le chef que porte notre recherche, et non sur son contraire. LE JEUNE SOCRATE. Sans nul doute. L’ÉTRANGER. À présent donc que nous avons nettement distingué cette classe des autres, et que, la dégageant de ce qui lui est étranger, nous avons déterminé sa propre essence, ne faut-il pas encore la diviser à son tour, si elle renferme elle-même quelque complexité ? LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Or, il semble bien qu’elle en renferme. Suis-moi donc, et divisons ensemble. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Représentons-nous tous les chefs possibles dans l’exercice du commandement, n’est-il pas vrai que c’est pour faire naître quelque chose qu’ils commandent ? LE JEUNE SOCRATE. Impossible de le nier. L’ÉTRANGER. Or on peut, sans nulle difficulté, partager en deux espèces toutes les choses qui deviennent. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Les unes sont nécessairement inanimées, les autres animées. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Eh bien, la partie de la science spéculative qui a trait au commandement, si nous voulons la diviser, nous la diviserons de cette manière. LE JEUNE SOCRATE. De quelle manière ? L’ÉTRANGER. Nous rapporterons l’une de ces espèces à la production des êtres inanimés, et l’autre à celle des êtres animés. Le tout se trouvera ainsi divisé en deux. LE JEUNE SOCRATE. A merveille. L’ÉTRANGER. Laissons donc l’une de ces espèces, prenons l’autre, et après l’avoir prise, faisons deux parties de cet autre tout. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle veux-tu que nous prenions ? L’ÉTRANGER. Sûrement celle qui commande aux êtres animés. La science royale n’exerce pas son empire sur la simple matière, comme l’architecture ; plus grande et plus noble, elle a pour objet les êtres animés, et c’est dans cette sphère que triomphe sa puissance. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Mais pour la formation et l’éducation des êtres animés, il y a lieu de distinguer l’éducation solitaire des soins donnés en commun à ceux qui vivent en troupeaux. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Or, nous ne trouverons pas que le politique s’occupe d’éducation individuelle, comme celui qui n’élève qu’un seul bœuf ou un seul cheval ; il ressemble bien plutôt à un chef de haras et à un bouvier. LE JEUNE SOCRATE. C’est ce qui me semble, à présent que tu l’as dit. L’ÉTRANGER. Eh bien, donc, cette partie de l’art d’élever les êtres animés qui consiste dans l’éducation commune d’un grand nombre, l’appellerons-nous éducation des troupeaux ou éducation en commun ? LE JEUNE SOCRATE. L’un ou l’autre, au gré du discours. L’ÉTRANGER. À merveille, mon cher Socrate. Si tu évites de prendre trop de souci des mots, tu en deviendras plus riche en sagesse dans tes vieux jours. Quant à présent, ce que tu conseilles, il faut le faire. Conçois-tu comment, après avoir montré que l’art d’élever les troupeaux comprend deux parties, on pourrait arriver à ne plus chercher que dans l’une d’elles seulement ce que tout à l’heure on cherchait dans leur réunion ? LE JEUNE SOCRATE. J’y aiderai de tous mes efforts. Pour moi, je mettrais d’un côté l’éducation des hommes, et de l’autre celle des bêtes. L’ÉTRANGER. On ne saurait diviser avec plus de zèle et de courage. Cependant, ne retombons pas, s’il est possible, une seconde fois dans la même faute. LE JEUNE SOCRATE. Quelle faute ? L’ÉTRANGER. Ne séparons pas une petite partie pour l’opposer seule au nombre et à la multitude, sans qu’elle forme une espèce ; mais que chaque partie soit en même temps une espèce. Rien de plus beau, en effet, que de distinguer d’abord de tout le reste ce qu’on cherche, quand on le fait avec succès. C’est ainsi que toi, tout à l’heure, pensant tenir la vraie division, tu t’es empressé de saisir le terme du discours, quand tu as vu qu’il allait vers les hommes. Mais, mon cher, il n’est pas sûr de procéder par de petites parties ; le mieux est de diviser par moitiés : c’est la vraie méthode pour trouver les espèces. Or, c’est là l’essentiel dans nos recherches. LE JEUNE SOCRATE. Que veux-tu dire, ô Étranger ? L’ÉTRANGER. Je vais essayer de m’expliquer plus clairement par amour pour toi, mon cher Socrate. Présentement, il est impossible d’éclaircir ce sujet de manière à ne rien laisser à désirer.Il nous faut faire quelques pas de plus pour trouver la lumière qui nous manque. LE JEUNE SOCRATE. En quoi donc prétends-tu que pèche notre division ? L’ÉTRANGER. Voici. Nous avons fait comme un homme qui, se proposant de diviser en deux le genre humain, procéderait à la manière des gens de ce pays 1 ; ils distinguent les Grecs de tous les autres peuples, comme une race à part, après quoi réunissant toutes les autres nations, quoique en nombre infini, sans contact ni relations entre elles, ils les désignent par le seul nom de barbares, s’imaginant, parce qu’ils les désignent par un terme unique, qu’elles forment une race unique. Ou comme un homme qui croirait diviser le nombre en deux espèces, en mettant à part dix mille et le considérant comme une espèce, et en donnant à tout le reste un seul nom, persuadé, à cause de cette appellation unique, qu’il a bien une seconde espèce, différente de la précédente, unique aussi. Combien ne diviserait-on pas avec plus de sagesse, et plus véritablement par espèces et par moitiés, si l’on partageait le nombre en pair et impair, la race humaine en mâle et en femelle, attendant, pour distinguer les Lydiens, les Phrygiens, ou tel autre peuple, et les opposer à tous les autres, de se trouver dans l’impossibilité de diviser tout à la fois par espèces et par parties ! LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement. Mais cela même, ô Étranger ! que tu appelles la partie et l’espèce, comment reconnaître que ce n’est pas une même chose, mais deux choses différentes ? L’ÉTRANGER. Homme excellent ! Sais-tu bien que ce n’est pas peu de chose ce que tu demandes là, Socrate ? Nous ne nous sommes déjà que trop égarés loin du but que nous poursuivons ; et tu veux que nous nous égarions davantage encore. Non, revenons, comme il convient, sur nos pas. Une autre fois, quand nous en aurons le loisir, nous suivrons ces traces jusqu’au bout ; mais prends bien garde de croire, Socrate, que tu m’as entendu m’expliquer clairement sur ce point. LE JEUNE SOCRATE. Lequel ? L’ÉTRANGER. Que l’espèce et la partie sont choses fort différentes. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. L’espèce est nécessairement aussi une partie de la chose dont on dit qu’elle est une espèce ; mais il n’y a aucune nécessité que la partie soit en même temps une espèce. Sache bien, Socrate, que je procède par la première méthode plutôt que par la seconde 1. LE JEUNE SOCRATE. Je m’en souviendrai... L’ÉTRANGER. Dis-moi donc à présent. LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. De quel point nous sommes partis pour venir nous égarer jusqu’ici. Le voici, je pense. Je t’avais demandé comment il convenait de diviser l’éducation des troupeaux, et tu m’as dit, dans ton ardeur précipitée, qu’il y a deux espèces d’êtres animés, l’une qui ne comprend que les hommes, l’autre qui embrasse toutes les bêtes en général. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Et tu m’as paru croire qu’ayant mis à part une partie, tout le reste des animaux devait former une seule et même espèce, parce que tu avais un même nom à leur donner à tous, les ayant appelés des bêtes. LE JEUNE SOCRATE. Il en a bien été ainsi. L’ÉTRANGER. En quoi, ô le plus brave des hommes ! tu as agi comme agirait quelque autre animal doué de raison, la grue, par exemple, si, distribuant les noms suivant ton procédé, elle opposait les grues comme une espèce distincte à la multitude des animaux, et se faisait ainsi honneur à elle-même, tandis que, enveloppant tous les autres êtres, y compris les hommes, dans une même catégorie, elle les confondrait tous sous le nom de bêtes. Tâchons donc de nous tenir désormais en garde contre ces sortes d’erreurs. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. En ne divisant pas le genre animal tout entier, de peur de nous tromper. LE JEUNE SOCRATE. Ne le faisons donc pas. L’ÉTRANGER. C’est cependant la faute que nous avions commise. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Toute la partie de la science spéculative qui se rapporte au commande­ment, nous avons dit qu’elle a pour objet l’éducation des animaux, des animaux qui vivent en troupeaux. N’est-il pas vrai ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Nous avons donc déjà en ceci divisé le genre animal tout entier, mettant d’un côté les animaux sauvages, de l’autre ceux qui s’adoucissent. Car ceux qui sont susceptibles de s’adoucir, on les nomme apprivoisés, et les autres sauvages. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Or, la science que nous pourchassons, c’est parmi les animaux apprivoisés qu’elle se trouvait et se trouve encore, et c’est dans la catégorie de ceux qui vivent en troupes qu’il faut la chercher. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Ne divisons donc pas comme tout à l’heure, en embrassant tout à la fois, et en nous hâtant d’arriver à la science politique. Car cette précipitation nous a fait éprouver ce que dit le proverbe. LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. Pour n’avoir pas divisé avec une sage lenteur, nous arrivons plus tard au but. LE JEUNE SOCRATE. Et nous n’avons que ce que nous méritons, Étranger. L’ÉTRANGER. Soit. Essayons donc de diviser l’éducation commune, en la reprenant dès le commencement. Peut-être le discours, en se développant, mettra-t-il de lui-même dans un meilleur jour ce que tu as à cœur de savoir. Dis-moi… LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. Ceci, que tu dois avoir souvent entendu dire. Car je ne sache pas que tu aies assisté en personne aux opérations de ceux qui apprivoisent les poissons dans le Nil et dans les lacs royaux. Mais peut-être as-tu vu quelque chose de semblable dans les fontaines ? LE JEUNE SOCRATE. J’ai observé, en effet, ce qui se passe dans les fontaines, et le reste, je l’ai appris de plusieurs. L’ÉTRANGER. Et les troupes d’oies et les troupes de grues, bien que tu n’aies pas parcouru les plaines de la Thessalie, tu en as ouï parler, et tu crois qu’elles existent. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Si je t’ai fait ces questions, c’est que parmi les animaux qui s’assemblent en troupes, les uns vivent dans l’eau, les autres sur la terre ferme. LE JEUNE SOCRATE. Il en est ainsi. L’ÉTRANGER. Ne te semble-t-il donc pas qu’il faut partager en deux la science qui se rapporte à l’éducation commune, et, assignant à chacune de ces parties un objet particulier, nommer l’une éducation des animaux aquatiques, l’autre éducation des animaux terrestres ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Or, nous ne chercherons pas à laquelle de ces deux sciences se rapporte la science royale ; c’est chose trop claire pour tout le monde. LE JEUNE SOCRATE. Certainement. L’ÉTRANGER. Et tout le monde encore divisera la partie de l’éducation commune que nous avons appelée éducation des animaux terrestres... LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. En distinguant ceux qui volent et ceux qui marchent. LE JEUNE SOCRATE. Rien de plus vrai. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? y aurait-il lieu d’examiner si la science politique se rapporte aux animaux qui marchent ? Ne te paraît-il pas que le plus insensé même ne saurait être d’un autre avis ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Mais l’éducation des animaux qui marchent, il faut la diviser comme le nombre 1 et y signaler deux parties. LE JEUNE SOCRATE. Évidemment. L’ÉTRANGER. Je crois apercevoir deux chemins qui conduisent également à la partie où tend notre recherche : l’un plus court, qui met en regard une grande partie et une petite ; l’autre qui satisfait mieux à la règle que nous avons énoncée, de diviser autant que possible par la moitié, mais qui est plus long. Nous pouvons, à notre gré, prendre l’un ou l’autre. LE JEUNE SOCRATE. Eh quoi ? est-il donc impossible de les prendre tous les deux ? L’ÉTRANGER. À la fois, oui, mon merveilleux ami ; mais tour à tour, cela n’est évidem­ment pas impossible. LE JEUNE SOCRATE. Je les prends donc tour à tour tous les deux. L’ÉTRANGER. Cela est facile, ce qui reste étant fort court. Au commencement, ou même au milieu du voyage, ta demande eût pu nous embarrasser ; mais à présent, puisque tel est ton désir, engageons-nous dans la route la plus longue. Frais et dispos comme nous sommes, nous la parcourrons sans peine. Voici donc comment il faut procéder. LE JEUNE SOCRATE. J’écoute. L’ÉTRANGER. Tous les animaux qui marchent, parmi ceux qui sont apprivoisés, et qui vivent en troupes, se divisent naturellement en deux espèces. LE JEUNE SOCRATE. Lesquelles ? L’ÉTRANGER. Les uns n’ont pas de cornes, les autres en sont pourvus. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Dans ces divisions de l’éducation des animaux qui marchent, il faut avoir recours à des périphrases pour désigner les diverses parties ; car vouloir donner à chacune un nom propre, ce serait prendre plus de peine qu’il n’est nécessaire. LE JEUNE SOCRATE. Comment donc faut-il dire ? L’ÉTRANGER. De cette façon. L’éducation des animaux qui marchent étant divisée en deux parties, l’une se rapporte à l’espèce des animaux vivant en troupes qui ont des cornes, l’autre à l’espèce de ceux qui en sont dépourvus. LE JEUNE SOCRATE. Qu’il soit dit ainsi ; c’est un point sur lequel il n’y a pas à revenir. L’ÉTRANGER. Or, il est clair que le roi conduit un troupeau dépourvu de cornes. LE JEUNE SOCRATE. Comment ne serait-ce pas clair ? L’ÉTRANGER. Décomposons donc cette espèce, et faisons en sorte de lui rendre ce qui lui appartient. LE JEUNE SOCRATE. D’accord. L’ÉTRANGER. Veux-tu donc que nous la divisions selon que le pied est fendu, ou d’une seule pièce ; ou bien selon que la génération a lieu entre espèces différentes, ou seulement dans la même espèce ? Tu comprends. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Par exemple, les chevaux et les ânes engendrent naturellement ensemble. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Au contraire, les autres animaux apprivoisés qui vivent en troupes engendrent chacun dans son espèce et sans mélange. LE JEUNE SOCRATE. Il faut en convenir. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? le politique te paraît-il prendre soin d’une espèce qui engendre en commun avec d’autres, ou d’une espèce qui ne se mêle pas ? LE JEUNE SOCRATE. Évidemment d’une espèce qui ne se mêle pas. L’ÉTRANGER. Or, cette espèce, il nous faut, comme précédemment, ce me semble, la diviser en deux parties. LE JEUNE SOCRATE. Il le faut, en effet. L’ÉTRANGER. Voilà donc tous les animaux apprivoisés et vivant en troupes, à l’exception de deux espèces 1, complètement divisés. Car les chiens ne doivent pas être mis au nombre des animaux qui vivent en troupes. LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. Mais comment obtiendrons-nous nos deux espèces ? L’ÉTRANGER. En procédant comme il convient que vous le fassiez, Théétète et toi, puis que vous vous occupiez de géométrie. LE JEUNE SOCRATE. De quelle manière ? L’ÉTRANGER. Par la diagonale, et encore par la diagonale de la diagonale. LE JEUNE SOCRATE. Que veux-tu dire ? L’ÉTRANGER. La propre nature de l’espèce humaine, en ce qui concerne la marche, n’est-ce pas d’être comme la diagonale sur laquelle peut se construire un carré de deux pieds ? LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Et la nature de l’autre espèce, relativement au même objet, n’est-elle pas comme la diagonale du carré de notre carré, puisqu’elle a deux fois deux pieds ? LE JEUNE SOCRATE. Il le faut bien. Je comprends à peu près ce que tu veux dire. L’ÉTRANGER. Eh bien, oui ; mais ne nous apercevons-nous pas, Socrate, qu’il nous est encore arrivé quelque chose de ridicule dans nos précédentes divisions ? LE JEUNE SOCRATE. Quoi donc ? L’ÉTRANGER. Voilà notre espèce humaine réunie et courant de concert avec l’espèce d’êtres la plus noble à la fois et la plus agile 1. LE JEUNE SOCRATE. C’est là, en effet, je le vois, une conséquence absurde. L’ÉTRANGER. Mais, quoi ? celui-là ne doit-il pas arriver le dernier qui est le plus lent ? LE JEUNE SOCRATE. Oui, sans doute. L’ÉTRANGER. Et ne concevons-nous pas que c’est une chose plus ridicule encore de se représenter le roi courant avec son troupeau, et luttant à la course avec l’homme le mieux exercé au métier de coureur ? LE JEUNE SOCRATE. On ne peut plus ridicule, en effet. L’ÉTRANGER. C’est à présent, Socrate, que paraît dans toute son évidence ce que nous avons dit dans nos recherches sur le sophiste. LE JEUNE SOCRATE. Quoi donc ? L’ÉTRANGER. Que cette méthode ne fait pas plus de cas de ce qui est noble que de ce qui ne l’est pas, et, sans s’inquiéter si le chemin est long ou court, marche de tout son pouvoir à la vérité. LE JEUNE SOCRATE. Il paraît. L’ÉTRANGER. Eh bien, après tout cela, afin que tu ne me préviennes pas en me demandant quelle est cette route plus courte dont je parlais pour arriver à la définition du roi, si je me hâtais d’aller de moi-même en avant ? LE JEUNE SOCRATE. Oui, va. L’ÉTRANGER. Je dis donc qu’il fallait commencer par diviser les animaux qui marchent en bipèdes et quadrupèdes ; puis, parce que la première catégorie ne comprend que les oiseaux avec l’homme, partager l’espèce des bipèdes en bipèdes nus et bipèdes emplumés 1 ; enfin, cette opération faite, et l’art d’élever ou de conduire les hommes mis en lumière, placer le politique et le roi, à la tête de cet art, en lui confiant les rênes de l’État, comme au légitime possesseur de cette science. LE JEUNE SOCRATE. Excellente discussion, ô Étranger, dont tu t’es acquitté envers moi comme d’une dette, en ajoutant pour les intérêts une digression accomplie ! L’ÉTRANGER. Eh bien, donc, résumons notre discours du commencement à la fin, et donnons ainsi l’explication de ce mot, la science du politique. LE JEUNE SOCRATE. D’accord. L’ÉTRANGER. Dans la science spéculative, nous avons tout d’abord distingué la partie du commandement ; et nous avons appelé une portion de celle-ci la science du commandement direct. L’art d’élever les animaux nous a paru être une espèce importante de la science du commandement direct. Dans l’art d’élever les animaux, nous avons considéré l’art d’élever les animaux qui vivent en troupes ; et dans celui-ci, l’art d’élever les animaux qui marchent ; et dans celui-ci, l’art d’élever les animaux dépourvus de cornes. Dans ce dernier art, il faut saisir d’une seule prise une partie qui n’est pas moins que triple 2, si l’on veut la résumer en un seul nom, en l’appelant l’art de conduire les races qui ne se mêlent pas 3. Encore une division, et nous voici arrivés à cette partie de l’éducation des bipèdes, qui est l’art de conduire l’espèce humaine. Or, c’est précisément là ce que nous cherchions, et que nous avons appelé à la fois la science royale et politique. LE JEUNE SOCRATE. À merveille. L’ÉTRANGER. Mais es-tu bien sûr, Socrate, que ce que tu viens de dire nous l’ayons réellement fait ? LE JEUNE SOCRATE. Quoi donc ? L’ÉTRANGER. Notre question, l’avons-nous complètement résolue ? ou bien notre recher­che n’a-t-elle pas ce défaut, que nous avons bien défini le politique, mais non complètement et parfaitement. LE JEUNE SOCRATE. Que veux-tu dire ? L’ÉTRANGER. Voyons, je vais tâcher de t’expliquer plus clairement ce que j’ai dans l’esprit. LE JEUNE SOCRATE. Parle. L’ÉTRANGER. Est-ce que la politique n’est pas l’un de ces arts d’élever les troupeaux qui se sont présentés en foule à notre pensée ? est-ce qu’elle n’est pas l’art de prendre soin d’une certaine espèce de troupeaux ? LE JEUNE SOCRATE. Oui, certainement. L’ÉTRANGER. C’est pourquoi nous l’avons définie l’art d’élever en commun, non des chevaux ou d’autres bêtes, mais des hommes. LE JEUNE SOCRATE. C’est cela. L’ÉTRANGER. Eh bien, examinons en quoi diffèrent les rois et tous les autres pasteurs. LE JEUNE SOCRATE. En quoi donc ? L’ÉTRANGER. Dans la foule des autres hommes, ne s’en rencontrerait-il pas quelqu’un, qui, tout en prenant son nom d’un autre art, prétendrait concourir à l’entretien du troupeau, et se donnerait pour tel ? LE JEUNE SOCRATE. Comment dis-tu ? L’ÉTRANGER. Par exemple, les marchands, les laboureurs, ceux qui travaillent à l’alimentation publique, et encore les maîtres de gymnastique, l’espèce entière des médecins, ne sais-tu pas que tous ces gens-là seraient capables de s’armer du raisonnement contre ces pasteurs d’hommes que nous avons appelés les politiques, et de démontrer que ce sont eux qui prennent soin de la vie humaine, et qui veillent, non seulement sur la foule et le troupeau, mais sur les chefs eux-mêmes ? LE JEUNE SOCRATE. Et n’auraient-ils pas raison ? L’ÉTRANGER. Peut-être. Nous examinerons cela ; mais nous savons du moins que personne n’entre en contestation avec le bouvier, au sujet de ses fonctions. C’est lui qui pourvoit à l’entretien du troupeau et qui en est le nourricier, lui qui en est le médecin, lui qui s’entremet dans les unions, et qui, versé dans l’art de l’accoucheur, surveille les enfantements et les nouveau-nés. Et pour les jeux et la musique à la portée des jeunes animaux qu’il élève, nul autre n’est plus habile à leur plaire, et à les apprivoiser en les charmant, tant il a l’art d’exécuter, soit à l’aide d’instruments, soit avec la bouche seule, la musique appropriée à son troupeau. Or, on en peut dire autant des autres pasteurs, n’est-il pas vrai ? LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement vrai. L’ÉTRANGER. Il n’y avait donc ni justesse ni vérité dans ce que nous disions du roi, lorsque nous le proclamions pasteur et nourricier du troupeau des hommes, le mettant seul à part, entre mille autres qui prétendent au même titre. LE JEUNE SOCRATE. Non, en aucune façon. L’ÉTRANGER. N’avions-nous donc pas raison de concevoir des craintes, il n’y a qu’un instant, et de soupçonner que nous pourrions bien rencontrer quelques traits du caractère royal, mais non pas exposer une définition exacte et complète du politique, si, écartant tous ceux qui l’entourent et prétendent concourir avec lui à l’éducation des hommes, nous ne l’en séparions, pour le montrer seul dans la pureté de son essence ? LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Voilà donc ce qu’il nous faut faire, Socrate, si nous ne voulons, arrivés à la fin, rougir de notre discours. LE JEUNE SOCRATE. Eh ! prenons bien garde qu’il en soit ainsi. L’ÉTRANGER. Il nous faut donc prendre un autre point de départ, et suivre une route différente. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. Introduisons ici une sorte de badinage. Empruntons une partie considérable d’une longue fable, et, séparant toujours, comme précédemment, de la partie qui nous reste une partie nouvelle, faisons en sorte de trouver au terme l’objet de notre recherche. N’est-ce pas ainsi que nous devons procéder ? LE JEUNE SOCRATE. Très certainement. L’ÉTRANGER. Eh bien, donc, écoute attentivement ma fable, comme les enfants. Tu n’es pas d’ailleurs si loin des années de l’enfance. LE JEUNE SOCRATE. Parle. L’ÉTRANGER. Entre les antiques traditions dont on se souvient encore, et dont on se souviendra longtemps, est celle du prodige qui parut dans la querelle d’Atrée et de Thyeste. Tu as entendu raconter et tu te rappelles ce qu’on dit qui arriva alors. LE JEUNE SOCRATE. C’est peut-être de la merveille de la brebis d’or 1 que tu veux parler ? L’ÉTRANGER. Pas du tout, mais du changement du coucher et du lever du soleil, et des autres astres, lesquels se couchaient alors à l’endroit même où ils se lèvent aujourd’hui, et se levaient du côté opposé. Voulant témoigner sa présence à Atrée, le dieu, par un changement soudain, établit l’ordre actuel. LE JEUNE SOCRATE. C’est, en effet, ce qu’on rapporte également. L’ÉTRANGER. Nous avons aussi entendu souvent raconter le règne de Saturne2. LE JEUNE SOCRATE. Très souvent. L’ÉTRANGER. Eh quoi ? ne dit-on pas encore que les hommes d’autrefois étaient fils de la terre et ne naissaient pas les uns des autres ? LE JEUNE SOCRATE. Oui, c’est aussi un de nos vieux récits. L’ÉTRANGER. Tous ces prodiges se rapportent à un même état de choses, et avec ceux-là mille autres plus merveilleux encore ; mais la longueur du temps qui s’est écoulé a fait oublier les uns, et a détaché de l’ensemble les autres, qui donnent lieu désormais à autant de récits séparés. Quant à l’état de choses qui est la cause commune de tous ces phénomènes, personne n’en a parlé, et il faut maintenant l’exposer. Cela nous sera d’un grand secours pour faire connaître quel est le roi. LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait mieux dire ; parle donc sans rien omettre. L’ÉTRANGER. Écoute. Cet univers, tantôt Dieu lui-même le dirige dans sa marche, et lui imprime un mouvement circulaire ; tantôt il l’abandonne, lorsque ses révolutions ont rempli la mesure du temps marqué ; le monde alors, maître de son mouvement, décrit un cercle contraire au premier, car il est vivant, et il a reçu l’intelligence de celui qui, dès le commencement, l’ordonna avec harmo­nie. Quant à la cause de cette marche rétrograde, elle est nécessaire, innée en lui, et la voici. LE JEUNE SOCRATE. Voyons. L’ÉTRANGER. Être toujours de la même manière, également, et le même être, c’est le privilège des dieux par excellence. La nature du corps n’est pas de cet ordre. Or, l’être que nous nommons le ciel et le monde a reçu de son principe une foule de qualités admirables, mais il participe en même temps de la nature du corps. De là vient qu’il lui est absolument impossible d’échapper à toute espèce de changement, mais qu’il se meut autant que possible dans le même lieu, dans la même direction, et d’un seul mouvement. Voilà comment le mouvement circulaire se trouve être le sien, étant celui qui s’éloigne le moins du mouvement de ce qui se meut soi-même. Se donner le mouvement de toute éternité, c’est ce qui ne peut guère appartenir qu’à celui qui mène tout ce qui se meut ; et cet être-là ne saurait mouvoir tantôt d’une façon, tantôt d’une façon contraire. Tout cela prouve qu’il n’est permis de dire ni que le monde se donne à lui-même le mouvement de toute éternité, ni qu’il reçoit de la divinité deux impulsions et deux impulsions contraires, ni qu’il est mis tour à tour en mouvement par deux divinités de sentiments opposés. Mais, comme nous disions tout à l’heure, et c’est la seule hypothèse qui nous reste, tantôt il est dirigé par une puissance divine, supérieure à sa nature, et il recouvre une vie nouvelle, et il reçoit du suprême artisan une nouvelle immortalité ; tantôt, cessant d’être conduit, il se meut de lui-même, et il est ainsi abandonné pendant tout le temps nécessaire pour accomplir des milliers de révolutions rétrogrades, car son immense étendue, dans un équilibre parfait, tourne sur un point d’appui très étroit. LE JEUNE SOCRATE. Tout ce que tu viens de dire là paraît fort vraisemblable. L’ÉTRANGER. Poursuivons donc, en considérant, parmi les faits qui viennent d’être cités, l’événement que nous avons dit être la cause de tous les prodiges. C’est bien celui-ci. LE JEUNE SOCRATE. Lequel ? L’ÉTRANGER. Le mouvement du monde qui tantôt décrit un cercle dans le sens actuel, et tantôt dans le sens contraire. LE JEUNE SOCRATE. Comment cela ? L’ÉTRANGER. Il faut croire que ce changement est de toutes les révolutions célestes la plus grande et la plus complète. LE JEUNE SOCRATE. Il semble bien. L’ÉTRANGER. Il faut donc penser que c’est alors aussi qu’arrivent les plus grands changements pour nous qui habitons au milieu de ce monde. LE JEUNE SOCRATE. Cela est encore vraisemblable. L’ÉTRANGER. Mais ne savons-nous pas que la nature des animaux supporte difficilement le concours de changements nombreux, considérables et de diverses sortes ? LE JEUNE SOCRATE. Comment ne pas le savoir ? L’ÉTRANGER. Alors il y a nécessairement de grandes mortalités parmi les autres animaux, et dans la race humaine elle-même, un petit nombre d’individus subsistent. Ces derniers éprouvent mille choses étonnantes et nouvelles ; mais la plus extraordinaire est celle qui résulte du mouvement rétrograde du monde, lorsque, au cours actuel des astres, succède le cours contraire. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Dans cette circonstance, on vit d’abord l’âge des divers êtres vivants s’arrêter soudain : tout ce qui était mortel cessa de s’avancer vers la vieillesse, et par une marche contraire devint en quelque manière plus délicat et plus jeune. Les cheveux blancs des vieillards noircissaient ; les joues de ceux qui avaient de la barbe, recouvrant leur poli, rendaient à chacun sa jeunesse passée ; les membres des jeunes gens devenant plus tendres et plus petits de jour en jour et de nuit en nuit, reprenaient la forme d’un nouveau-né, et le corps et l’âme se métamorphosaient ensemble. Au terme de ce progrès, tout s’évanouissait, et rentrait dans le néant. Quant à ceux qui avaient péri violem­ment dans le cataclysme, leurs corps passaient par les mêmes transformations avec une rapidité qui ne permettait de rien distinguer, et disparaissaient complètement en peu de jours. LE JEUNE SOCRATE. Mais comment avait lieu alors, ô Étranger, la génération, et comment les êtres animés se reproduisaient-ils ? L’ÉTRANGER. Il est évident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres n’était pas dans la nature d’alors ; mais suivant ce qu’on dit qu’il y eut autrefois une race de fils de la terre, les hommes revenaient du sein de la terre qui les avait reçus ; et le souvenir de ces choses nous a été transmis par nos premiers ancêtres, voisins de la révolution précédente, et nés au commencement de celle-ci. Tels sont les auteurs de ces récits, que beaucoup de gens refusent à tort de croire aujourd’hui. Car il faut considérer, selon moi, combien cela est rationnel et conséquent. Si les vieillards, en effet, revenaient aux formes de l’enfance, il était naturel que ceux qui étaient morts et couchés dans la terre se relevassent et vécussent de nouveau, pour suivre le mouvement qui ramenait la génération en sens contraire ; de sorte qu’ils étaient nécessairement fils de la terre, conformément à leur nom et à la tradition, ceux-là du moins que les dieux ne réservèrent pas à une destinée plus haute. LE JEUNE SOCRATE. Cela, en effet, s’accorde parfaitement avec ce qui précède. Mais ce genre de vie que tu rapportes du règne de Saturne appartient-il aux autres révolu­tions du ciel, ou aux révolutions actuelles ? Car pour le changement des astres et du soleil, il est évident qu’il a dû s’accomplir à l’une et l’autre époque. L’ÉTRANGER. Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant au temps dont tu parles, où toutes choses naissaient d’elles-mêmes pour les hommes, il n’appartient pas à l’état actuel de l’univers ; il appartient, lui aussi, à l’état qui a précédé. Alors, Dieu, veillant sur l’univers entier, présidait à son premier mouvement. Comme, aujourd’hui, les différentes parties du monde étaient divisées par régions entre les dieux qui y présidaient. Les animaux, partagés en genres et en troupeaux, étaient sous la conduite de démons, qui, comme des pasteurs divins, savaient pourvoir à tous les besoins du troupeau confié à leur garde ; de sorte qu’on ne voyait pas de bêtes féroces, que les animaux ne s’entre-dévoraient pas, et qu’il n’y avait ni guerre ni rixe d’aucune sorte. Tous les autres biens résultant de cet ordre de choses seraient infinis à raconter. Quant à ce qu’on rapporte de la facilité que les hommes avaient à se procurer la nourriture, en voici l’origine. Dieu lui-même conduisait et surveillait les hommes, tout comme ceux-ci aujourd’hui, à titre d’animaux d’une nature plus divine, conduisent les espèces inférieures. Sous ce gouvernement divin, il n’y avait ni cités, ni mariage, ni famille. Les hommes ressuscitaient tous du sein de la terre, sans aucun souvenir du passé. Étrangers à nos institutions, ils recueillaient sur les arbres et dans les forêts des fruits abondants, que n’avait pas fait naître la culture, et que la terre produisait par sa propre fécondité. Nus et sans abri, ils passaient presque toute leur vie en plein air : les saisons, tempérées alors, leur étaient clémentes, et l’épais gazon dont la terre se couvrait leur offrait des lits moelleux. Voilà, Socrate, tu viens de l’entendre, la vie que menaient les hommes sous Saturne. Celle à laquelle on dit que Jupiter préside, celle d’aujourd’hui, tu la connais par toi-même. Pourrais-tu décider quelle est la plus heureuse, et le voudrais-tu ? LE JEUNE SOCRATE. Non, vraiment. L’ÉTRANGER. Veux-tu donc que je prenne ta place, et que je décide en quelque manière ? LE JEUNE SOCRATE. Je ne demande pas mieux. L’ÉTRANGER. Si donc les nourrissons de Saturne, dans un si grand loisir, avec la faculté de communiquer par le langage, non seulement entre eux, mais avec les animaux, usaient de tous ces avantages pour l’étude de la philosophie, vivant dans le commerce des animaux et de leurs semblables, s’informant auprès de tous les êtres si quelqu’un d’entre eux n’aurait pas, par quelque faculté particulière, fait quelque découverte qui pût contribuer à l’avancement de la science, il est facile de juger que les hommes d’alors jouissaient d’urne félicité mille fois plus grande que la nôtre. Que si, au contraire, ils attendaient d’être gorgés de nourriture et de boisson pour converser entre eux et avec les animaux, selon les fables qu’on en raconte encore à l’heure qu’il est, la question est encore, à mon avis, très simple à résoudre. – Mais laissons cela, jusqu’à ce qu’un messager se présente à nous, qui soit en état de nous appren­dre de laquelle de ces deux manières les hommes de ce temps-là manifestaient leur goût pour la science et la discussion. Pour quelle raison nous avons remis cette fable au jour, voilà ce qu’il nous faut dire, afin d’aller ensuite en avant. Lorsque l’époque qui comprend toutes ces choses fut accomplie, qu’une révolution dut avoir lieu, que la race issue de la terre eut péri tout entière, que chaque âme eut passé par toutes ses générations, et livré à la terre les semences qu’elle lui devait, il arriva que le maître de cet univers tel qu’un pilote qui abandonne le gouvernail, se retira à l’écart, comme en un lieu d’observation, et que la fatalité, aussi bien que son propre penchant, emporta encore une fois le monde dans un mouvement contraire. Tous les dieux qui gouvernaient, de concert avec la divinité suprême, les diverses régions, témoins de ces faits, abandonnèrent à leur tour les parties de l’univers confiées à leurs soins. Celui-ci, revenant sur lui-même dans un mouvement rétrograde, poussé dans les deux directions opposées de l’ordre de choses qui commence et de celui qui finit, et s’agitant à plusieurs reprises sur lui-même avec violen­ce, causa une destruction nouvelle des animaux de toute espèce. Ensuite, après un intervalle de temps suffisant, le trouble, le tumulte, l’agitation cessèrent, la paix se rétablit, et le monde recommença avec ordre sa marche accoutumée, attentif à lui-même et à tout ce qu’il renferme, se rappelant autant qu’il pouvait les leçons de son auteur et de son père. Au commencement il s’y conformait avec exactitude, et à la fin avec plus de négligence. La cause de cela, c’était l’élément matériel de sa constitution, lequel a son origine dans l’antique nature, livrée longtemps à la confusion, avant de parvenir à l’ordre actuel. C’est, en effet, de celui qui l’a composé que le monde tient tout ce qu’il a de beau ; et c’est de son état antérieur qu’il reçoit, pour le transmettre aux animaux, tout ce qui arrive de mauvais et d’injuste dans l’étendue du ciel. Tandis qu’il dirige de concert avec son guide les animaux qu’il renferme, il produit peu de mal et beaucoup de bien. Mais quand il vient à s’en séparer, dans le premier instant de son isolement, il gouverne encore avec sagesse ; mais à mesure que le temps s’écoule, et que l’oubli survient, l’ancien état de désordre reparaît et domine, et à la fin le bien qu’il produit est de si peu de prix, et la quantité de mal qu’il y mêle est si grande, que lui-même, avec tout ce qu’il renferme, est en danger de périr. C’est alors que le dieu qui a ordonné le monde, le voyant dans ce péril, et ne voulant pas qu’il succombe à la confusion, et aille se perdre et se dissoudre dans l’abîme de la dissemblance, c’est alors que le dieu s’assied de nouveau au gouvernail, répare ce qui a souffert et s’est altéré dans l’univers, en rétablissant l’ancien mouvement auquel il préside, le protège contre la vieillesse et le rend immortel. Voilà tout ce qu’on raconte. Mais cela suffit pour la définition du roi, si l’on se reporte à ce qui précède. Car le monde étant rentré dans le chemin de la génération actuelle, l’âge s’arrêta de nouveau, et l’on vit reparaître la marche contraire. Ceux des animaux qui, par leur petitesse, étaient presque réduits à rien, se mirent à croître ; ceux qui venaient de sortir de terre blanchirent tout à coup, moururent et revinrent à la terre. Tout le reste changea de même, imitant et suivant toutes les modifications de l’univers. La conception, la génération, la nutrition s’accommodèrent nécessairement à la révolution générale. Il n’était plus possible qu’un animal se formât dans la terre par la combinaison d’éléments divers : comme il avait été ordonné au monde de modérer lui-même son mouvement, ainsi il fut ordonné à ses parties de se reproduire elles-mêmes autant qu’elles le pourraient, de s’enfanter et de se nourrir, par un procédé semblable. Mais nous voici enfin arrivés au point où tend tout ce discours. Car, en ce qui concerne les autres animaux, il y aurait beaucoup de choses à dire, et il faudrait beaucoup de temps pour expliquer le point de départ et les causes de leurs changements : ce qui regarde les hommes est plus court, et dans un rapport plus direct à notre sujet. Privés de la protection du démon, leur maître et leur pasteur, parmi des animaux naturellement sauvages, et devenus féroces, les hommes faibles et sans défense étaient déchirés par eux. Ils étaient de plus dépourvus d’arts et d’industrie dans ces premiers temps, car la terre avait cessé de leur fournir d’elle-même la nourriture, sans qu’ils eussent les moyens de se la procurer, parce qu’auparavant ils n’avaient jamais senti la nécessité de les chercher. C’est pourquoi ils étaient dans une grande détresse. De là vient que les dieux nous apportèrent, avec l’instruction et les enseignements nécessaires, ces présents dont parlent les anciennes tradi­tions, Prométhée le feu, Vulcain et la déesse qui préside aux mêmes travaux 1 les arts, d’autres divinités les semences et les plantes. Voilà comment parurent toutes les choses qui aident les hommes à vivre, lorsque les dieux, comme il a été dit, cessèrent de les gouverner et de les protéger directement, lorsqu’il leur fallut se conduire et se protéger eux-mêmes, comme fait cet univers, que nous imitons et que nous suivons, naissant et vivant tantôt d’une manière, tantôt de l’autre. Mettons donc fin à notre récit, et qu’il nous serve à reconnaître à quel point nous nous sommes précédemment trompés en définissant le roi et le politique. LE JEUNE SOCRATE. Trompés, comment ? et quelle est cette grande erreur dont tu parles ? L’ÉTRANGER. En un sens elle est plus légère, en un autre beaucoup plus grave et de plus grande conséquence que celle de tantôt. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. On nous demandait le roi et le politique de la révolution et de la génération actuelle, et, cherchant dans l’époque contraire, nous avons exposé le pasteur de la race humaine d’alors, c’est-à-dire un dieu, au lieu d’un mortel ; en quoi nous ne nous sommes pas peu égarés. De plus, en lui attribuant le gouvernement de l’État entier, sans expliquer quel gouvernement, nous avons bien dit la vérité, mais pas complètement ni clairement ; c’est encore une faute, quoique plus légère que la précédente. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. C’est donc seulement, ce semble, après avoir déterminé la nature du gouvernement de l’État, que nous pourrons croire avoir complètement défini le politique. LE JEUNE SOCRATE. Fort bien. L’ÉTRANGER. En introduisant cette fable nous n’avons pas eu pour but unique de mon­trer que tout le monde dispute l’éducation des troupeaux à celui qui est l’objet de notre présente recherche ; nous avons voulu aussi nous représenter plus clairement celui qui, à l’exemple des bergers et des bouviers, veillant seul au salut de l’espèce humaine, est seul digne du titre de politique. LE JEUNE SOCRATE. À merveille. L’ÉTRANGER. Mais je crois, Socrate, qu’elle est trop grande pour un roi cette image du divin pasteur, et que les politiques de nos jours ressemblent bien plus à ceux qu’ils gouvernent par leur nature, comme ils s’en rapprochent bien davantage par leur instruction et leur éducation. LE JEUNE SOCRATE. C’est fort juste. L’ÉTRANGER. Mais il ne nous faut ni plus ni moins rechercher leur vrai caractère, quels qu’ils soient. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Reprenons donc. L’art que nous avons dit être l’art de commander de soi-même aux animaux, et qui prend soin, non des individus, mais de la communauté, nous l’avons appelé sans hésiter l’art de nourrir les troupeaux. Car tu ne l’as pas oublié ? LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Mais nous avons fait là quelque erreur. Nous n’avons, en effet, ni saisi, ni nommé le politique, et, à notre insu, il s’est dérobé à nos recherches, grâce à la dénomination dont nous nous sommes servis. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Nourrir son troupeau est le devoir de tous les pasteurs, sauf le politique, auquel nous avons ainsi attribué un nom qui ne lui convient pas : il fallait lui en donner un qui fût commun à tous les pasteurs à la fois. LE JEUNE SOCRATE. Tu dis vrai, s’il en existe de tel. L’ÉTRANGER. Donner des soins, sans spécifier ni la nourriture, ni aucune autre action particulière, n’est-ce donc pas une chose commune à tous les pasteurs ? Et en disant l’art de conduire les troupeaux, ou de les servir, ou d’en prendre soin, expressions qui conviennent à tous, n’étions-nous pas certains d’embrasser le politique avec les autres, comme la discussion a prouvé qu’il faut faire ? LE JEUNE SOCRATE. Bien. Mais ensuite comment fallait-il procéder pour diviser ? L’ÉTRANGER. De même que tout à l’heure nous avons distingué, dans l’art de nourrir les troupeaux, celui de nourrir les animaux terrestres, les animaux sans plumes, les animaux sans cornes, les animaux qui ne se mêlent pas à d’autres espèces ; ainsi, en divisant semblablement l’art de conduire les troupeaux, nous eussions également compris dans notre discours et la royauté actuelle et celle du temps de Saturne. LE JEUNE SOCRATE. Je le crois ; mais après ? L’ÉTRANGER. Il est évident que la royauté étant nommée l’art de conduire les troupeaux, personne n’eût été reçu à contester que la royauté prenne soin de quelque chose, comme tout à l’heure on nous objectait avec raison qu’il n’est pas d’art parmi les hommes qui mérite d’être appelé nourricier, et que s’il en était, il appartiendrait à beaucoup d’autres, à bien plus juste titre qu’au roi. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Relativement au soin à prendre de la société humaine, il n’est pas d’art qui puisse rivaliser avec la royauté, soit pour la douceur, soit pour la puissance. LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait mieux dire. L’ÉTRANGER. A présent, Socrate, ne voyons-nous pas combien nous nous sommes trompés dans nos dernières divisions ? LE JEUNE SOCRATE. En quoi ? L’ÉTRANGER. Voici. Eussions-nous établi qu’il existe un art de nourrir les troupeaux d’animaux à deux pieds, ce ne serait pas une raison de déclarer que c’est là véritablement l’art royal et politique. LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi donc ? L’ÉTRANGER. Parce qu’il fallait d’abord, ainsi que nous l’avons dit, changer le nom, et parler de soin au lieu de nourriture ; parce qu’il fallait ensuite diviser l’art de prendre soin, car il ne comprend pas un petit nombre de divisions. LE JEUNE SOCRATE. Lesquelles ? L’ÉTRANGER. Il faut mettre d’un côté le pasteur divin, et de l’autre celui qui, n’étant qu’un homme, prend soin d’un troupeau. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Ensuite, cet art humain de prendre soin, il est nécessaire de le partager en deux. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Selon qu’il s’impose avec violence, ou qu’il est librement accepté. LE JEUNE SOCRATE. Tu dis ? L’ÉTRANGER. Que nous avons encore eu la simplicité de tomber dans l’erreur de confondre le roi et le tyran, si différents par eux-mêmes et par leur manière d’exercer le pouvoir. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Prenons donc la peine de nous corriger encore, ainsi que je viens de le dire, et partageons en deux l’art humain de prendre soin, selon qu’il y a violence ou accord mutuel. LE JEUNE SOCRATE. A la bonne heure ! L’ÉTRANGER. Appelons donc l’art de gouverner par la violence tyrannie, l’art de gouverner volontairement des animaux bipèdes qui s’y prêtent volontiers, politique ; et proclamons que celui qui possède cet art est le vrai roi et le vrai politique. LE JEUNE SOCRATE. Il semble bien, Étranger, que nous avons maintenant complètement exposé le caractère du politique. L’ÉTRANGER. Il serait fort à désirer qu’il en fût ainsi, Socrate. Mais il ne suffit pas que tu sois satisfait, il faut que je le sois moi-même aussi bien que toi. Or, je ne crois pas que la figure du roi soit encore complètement dessinée. Comme il arrive que les statuaires, par une précipitation intempestive, font certaines parties trop grandes, certaines autres trop petites, et se retardent en se hâtant, ainsi nous-mêmes, voulant montrer promptement et d’une manière magnifique l’erreur de notre précédente discussion, jugeant qu’il convenait de comparer le roi aux plus grands modèles, nous avons soulevé la masse extraordinaire de cette fable, et nous nous sommes mis dans la nécessité d’en employer une partie plus grande qu’il n’était besoin. De la sorte, notre exposition s’est trouvée trop longue, et nous n’avons pu mener à fin notre fable. Notre dis­cours ressemble véritablement à l’image d’un animal dont les contours paraîtraient suffisamment marqués, mais qui manquerait du relief et de la distinction que donne le mélange des nuances et des couleurs. Notez que le dessin et les procédés manuels, quand il s’agit de représenter un animal, sont loin de valoir la parole et le discours, pour ceux du moins qui savent en faire usage ; car pour les autres, les procédés manuels sont préférables. LE JEUNE SOCRATE. A merveille ! Mais, dis-nous donc ce qui n’a pas été suffisamment éclairci. L’ÉTRANGER. Il est difficile, mon cher, d’expliquer suffisamment les grandes choses, sans recourir aux exemples. Il semble, en effet, que nous connaissions tout comme en un rêve et rien à la façon de gens éveillés. LE JEUNE SOCRATE. Comment dis-tu cela ? L’ÉTRANGER. Mais, en vérité, c’est à moi une étrange sottise de remuer maintenant la question de la manière dont la science se forme en nous. LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi donc ? L’ÉTRANGER. Mon exemple, ô mon excellent ami, a lui-même besoin d’un exemple. LE JEUNE SOCRATE. Comment donc ? parle, je te prie, sans rien retrancher à cause de moi. L’ÉTRANGER. Je vais parler, puisque te voilà tout disposé à me suivre. Nous savons que les enfants, lorsqu’ils commencent seulement d’apprendre à lire... LE JEUNE SOCRATE. Eh bien ? L’ÉTRANGER. Savent assez bien reconnaître chacune des lettres dans les syllabes les plus courtes et les plus faciles, et sont capables de les énoncer comme elles doivent l’être. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Mais, au contraire, ils hésitent sur ces mêmes lettres, quand ils les voient dans d’autres syllabes, se trompent et disent mal. LE JEUNE SOCRATE. C’est fort juste. L’ÉTRANGER. Ne serait-il donc pas très facile et très beau de les conduire de cette manière à ce qu’ils ignorent encore ? LE JEUNE SOCRATE De quelle manière ? L’ÉTRANGER. En les ramenant d’abord aux syllabes où ils ont su reconnaître ces mêmes lettres, en plaçant à côté dans le même instant les syllabes qu’ils ne savent pas encore, en leur montrant, par la comparaison, que les lettres ont même forme et même nature dans les deux composés : de la sorte, les mots connus, placés auprès des inconnus, apparaîtraient clairement, et, en apparaissant clairement, seraient comme autant d’exemples qui leur apprendraient pour chacune des lettres, dans toute espèce de syllabes, à énoncer comme différentes celles qui sont différentes, et comme identiques celles qui sont identiques. LE JEUNE SOCRATE. À merveille ! L’ÉTRANGER. Nous le savons donc à présent, il y a exemple, lorsque le même se trouvant dans deux choses séparées, nous le reconnaissons pour le même, et, concevant son unité au sein même de la diversité, nous nous en formons une seule opinion et une opinion vraie. LE JEUNE SOCRATE. Il paraît. L’ÉTRANGER. Nous étonnerons-nous donc si notre âme, qui est naturellement dans le même état par rapport aux éléments 1 de toutes choses, tantôt rencontre la vérité sur chacun d’eux dans certains composés, et tantôt se fourvoie en les méconnaissant en d’autres sujets, les prenant pour ce qu’ils sont quand ils se montrent dans telles combinaisons, et ne sachant plus les reconnaître dans les longues et difficiles syllabes que forment les choses ? LE JEUNE SOCRATE. Il n’y a pas lieu de s’étonner. L’ÉTRANGER. Le moyen, en effet, mon cher, quand on part d’une opinion fausse, d’atteindre à la moindre parcelle de vérité et d’acquérir la sagesse ? LE JEUNE SOCRATE. C’est à peu près impossible. L’ÉTRANGER. Or, s’il en est ainsi, nous ne ferions pas mal, toi et moi, de procéder de la sorte : étudier d’abord la nature du type royal en général dans quelque petit exemple particulier, puis nous élever de là à l’idée du roi, qui, toute grande qu’elle est, ne diffère cependant pas de celle que nous aurons examinée sous de plus faibles proportions ; arriver ainsi à reconnaître régulièrement en quoi consiste le soin des choses de l’État, et passer du rêve à la veille. LE JEUNE SOCRATE. Ou ne saurait mieux dire. L’ÉTRANGER. Il faut donc revenir à ce que nous avons dit ci-devant, que mille autres disputant à la race des rois le soin des villes, il est nécessaire de les écarter tous, et de mettre le roi seul à part. Et pour cela faire, nous avons reconnu que nous avons besoin d’un exemple. LE JEUNE SOCRATE. Fort bien. L’ÉTRANGER. Quel exemple pourrions-nous introduire qui, renfermant sous de très étroites proportions les mêmes éléments que l’art politique, nous ferait clairement connaître l’objet de notre recherche ? Veux-tu, par Jupiter, Socrate, si nous n’avons rien de mieux sous la main, que nous prenions l’art du tisse­rand ? et pas même, si bon te semble, cet art tout entier ? Je crois bien que l’art de tisser la laine nous suffira ; et sans doute cette partie préférée aux autres nous apprendra ce que nous voulons savoir. LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi pas ? L’ÉTRANGER. Pourquoi donc, ayant précédemment divisé notre sujet et distingué les parties, et les parties des parties, pourquoi n’agirions-nous pas de même enco­re à l’égard de l’art de tisser ? Pourquoi ne parcourrions-nous pas toute l’étendue de cet art le plus rapidement possible, pour revenir ensuite à ce qui peut nous aider à découvrir la vérité ? LE JEUNE SOCRATE. Comment dis-tu ? L’ÉTRANGER. C’est en me mettant à l’œuvre que je vais te répondre. LE JEUNE SOCRATE. Fort bien. L’ÉTRANGER. Toutes les choses que nous faisons ou que nous possédons sont ou des instruments pour agir, ou des préservatifs pour ne pas souffrir. Les préservatifs sont ou des remèdes divins et humains, ou des moyens de défense. Les moyens de défense sont ou des armes pour la guerre, ou des remparts. Les remparts sont ou des voiles contre la lumière, ou des abris contre le froid et la chaleur. Les abris sont ou des toits ou des étoffes. Les étoiles sont les unes des tapis, les autres des vêtements. Les vêtements sont ou d’une seule pièce ou composés de plusieurs parties. Ceux qui sont composés de plusieurs parties sont ou ouverts ou ajustés sans ouverture. Ceux qui sont sans ouverture sont faits ou de nerfs des plantes de la terre ou de poils. Ceux qui sont faits de poils sont ou collés avec de l’eau et de la terre, ou enchaînés fil à fil. Or, à ces préservatifs et à ces étoffes qui sont ainsi formées par le simple entrelacement des fils, nous avons donné le nom d’habits ; et quant à l’art qui se rapporte à la confection des habits, comme tout à l’heure nous avons appelé celui qui se rapporte au gouvernement des villes, politique 1, appelons-le, du nom de la chose même, art de l’habillement 2. Disons enfin que l’art du tisserand, étant de beaucoup la portion la plus considérable de l’art de confectionner les habits, ne diffère que par le nom de cet art de l’habillement, absolument comme nous avons dit que l’art du roi diffère de celui du politique. LE JEUNE SOCRATE. À merveille. L’ÉTRANGER. Maintenant, comprenons bien une chose, c’est que l’art de tisser les habits, ainsi défini, ne paraîtrait l’être avec une clarté suffisante qu’à celui qui ne serait pas capable de concevoir qu’il n’est pas encore distingué des arts les plus voisins qui lui prêtent leur concours, tout en étant séparé de beaucoup d’autres arts de la même famille. LE JEUNE SOCRATE. De quels arts ? dis-moi. L’ÉTRANGER. Tu n’as pas suivi mon discours, paraît-il. Il faut donc encore, si je ne me trompe, revenir sur nos pas, en commençant par la fin. Car si tu réfléchis à la parenté des espèces, en voici une que nous venons de séparer de l’art de tisser les habits, savoir, la fabrication des tapis, en distinguant ce qu’on met autour de soi de ce qu’on met dessous. LE JEUNE SOCRATE. J’entends. L’ÉTRANGER. Nous avons également écarté les arts qui emploient le lin, la sparte et généralement tout ce que nous avons appelé avec raison les nerfs des plantes. L’art de fouler a été éliminé à son tour, ainsi que l’art de fabriquer en perçant et cousant, et dont la partie la plus considérable est l’art du cordonnier. LE JEUNE SOCRATE. Fort bien. L’ÉTRANGER. La pelleterie, qui apprête des couvertures d’une seule pièce, la construction des abris, tous les arts qui, dans l’architecture et dans l’art de bâtir en général, ont pour objet de nous préserver de l’eau et de l’humidité, nous les avons écartés tous ensemble ; et de même, les arts qui nous défendent par des clôtures contre le vol et la violence, ceux qui nous apprennent à façonner des couvercles, ceux qui assemblent solidement les différentes pièces des portes, et qui sont des parties de l’art de clouer ; nous avons mis de côté la fabrication des armes, qui est une division de l’art si vaste et si divers de préparer des moyens de défense ; nous avons sans hésiter et tout d’abord éliminé la magie, qui a pour objet la confection des remèdes ; de sorte que nous n’avons conservé, du moins à ce qu’il semble, que l’art cherché par nous de nous garantir des intempéries de l’air par un rempart de laine, et qui se nomme l’art du tisserand. LE JEUNE SOCRATE. Il semble, en effet. L’ÉTRANGER. Et cependant, mon enfant, ce n’est pas complet, ce que nous venons de dire. Car tout au commencement, celui qui met la main à la confection des vêtements paraît faire tout le contraire de ce qu’on appelle tisser. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Tisser, c’est entrelacer. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Or, l’autre opération consiste à séparer ce qui est réuni et entrelacé. LE JEUNE SOCRATE. Quelle opération ? L’ÉTRANGER. Celle du cardeur. Ou bien oserions-nous appeler l’art de carder art de tisser, et le cardeur un tisserand ? LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Et la confection de la chaîne et de la trame, peut-on l’appeler art de tisser, sans se servir d’une dénomination fausse et impropre ? LE JEUNE SOCRATE. Non, sans doute. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? l’art du foulon en général et l’art de coudre, nierons-nous qu’ils s’occupent et s’inquiètent des vêtements, ou bien dirons-nous qu’ils sont tous des arts de tisser ? LE JEUNE SOCRATE. Pas le moins du monde. L’ÉTRANGER. Il n’en est pas moins vrai qu’ils disputeront tous le soin et la confection des vêtements à l’art du tisserand, et que, tout en accordant la part principale à celui-ci, ils s’en attribueront encore une très grande à eux-mêmes. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Outre tous ces arts, qu’on le sache bien, ceux qui fabriquent les instru­ments qu’emploie l’art de tisser ne manqueront pas de prétendre qu’ils concourent à la formation des tissus. LE JEUNE SOCRATE. Cette remarque est fort juste. L’ÉTRANGER. Eh bien donc, la définition de l’art du tisserand, ou de la partie que nous avons choisie, sera-t-elle suffisamment précise, si nous le déclarons le plus beau et le plus grand de tous les arts relatifs aux vêtements de laine ? ou plutôt, nos paroles, tout en étant vraies, ne seront-elles pas obscures et imparfaites, jusqu’à ce que nous ayons distingué les autres arts de celui-là ? LE JEUNE SOCRATE. Très bien. L’ÉTRANGER. N’est-ce donc pas là justement ce qu’il nous faut faire à présent, si nous voulons que notre discussion procède avec ordre ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Donc, distinguons tout d’abord en tout ce que nous faisons deux arts différents. LE JEUNE SOCRATE. Lesquels ? L’ÉTRANGER. Celui qui aide à produire et celui qui produit. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-même, mais qui préparent pour ceux qui la fabriquent les instruments sans le secours desquels aucun art n’exécuterait ce qu’il doit faire, ceux-là sont seulement des arts auxiliaires ; mais ceux qui exécutent la chose elle-même sont des arts producteurs. LE JEUNE SOCRATE. Voilà qui est fort raisonnable. L’ÉTRANGER. Les arts donc qui façonnent les fuseaux, les navettes, et tous les instruments qui se rapportent à la fabrication des vêtements, nommons-les arts auxiliaires, et ceux qui ont pour objet la confection des vêtements, arts producteurs. LE JEUNE SOCRATE. À merveille. L’ÉTRANGER. Parmi les arts producteurs, il convient de réunir les arts de laver, de raccommoder, tous ceux qui s’occupent d’opérations analogues, et qui font partie de l’art si vaste de l’ornement, et de les appeler tous d’un nom commun, art du foulon. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Et les arts de carder, de filer, tous ceux qui ont trait à cette confection des vêtements dont il s’agit, ils forment par leur réunion un art unique, celui que tout le monde appelle l’art de travailler la laine. LE JEUNE SOCRATE. Comment le nier ? L’ÉTRANGER. Or, l’art de travailler la laine a deux divisions, dont chacune fait elle-même partie de deux arts différents. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. D’un côté, l’art de carder, la moitié de l’art de tisser, ceux qui séparent ce qui était assemblé, tout cela, pour le désigner par un seul mot, fait partie de l’art de travailler la laine ; et il y a pour nous en toutes choses deux vastes arts, celui qui divise et celui qui réunit. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Or, c’est à celui qui divise qu’appartiennent l’art de carder et tous ceux qui viennent d’être nommés ; car, lorsqu’il s’exerce sur la laine et les fils, soit avec le battant, soit avec la main seule, l’art qui divise reçoit tous les différents noms que nous énoncions tout à l’heure. LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement. L’ÉTRANGER. D’un autre côté, prenons à présent une partie de l’art de réunir qui soit en même temps comprise dans l’art de travailler la laine. Ainsi négligeons toutes les autres parties de l’art qui divise, et distinguons dans l’art de travailler la laine celui qui divise et celui qui réunit. LE JEUNE SOCRATE. Oui, faisons cette distinction. L’ÉTRANGER. Eh bien, Socrate, c’est, dans l’art de travailler la laine, l’art qui réunit qu’il te faut maintenant diviser, si nous devons arriver à concevoir clairement cet art du tisserand que nous nous sommes proposé comme exemple. LE JEUNE SOCRATE. Il le faut. L’ÉTRANGER. Sans doute, il le faut. Disons donc que l’art qui réunit comprend l’art de tordre et l’art d’entrelacer, LE JEUNE SOCRATE. T’ai-je compris ? tu m’as l’air de rapporter la confection du fil de la chaîne à l’art de tordre ? L’ÉTRANGER. La confection non seulement du fil de la chaîne, mais de la trame aussi. Saurions-nous un moyen de former la trame sans la tordre ? LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Divise encore ces deux parties 1, car peut-être cette division te sera-t-elle bonne à quelque chose. LE JEUNE SOCRATE. Comment cela ? L’ÉTRANGER. Voici. Ce que produit l’art de carder, et qui a longueur et largeur, nous l’appellerons filasse ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Eh bien, cette filasse tournée au fuseau et devenue un fil solide, nomme-la fil de la chaîne, et l’art qui préside à cette opération, nomme-le l’art de former le fil de la chaîne. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. D’autre part, tous les fils qui reçoivent une faible torsion, et qui, entrelacés dans la chaîne, deviennent, par l’opération du foulon, mous et lisses dans une juste mesure, appelons-les trame lorsqu’ils sont juxtaposés, et l’art préposé à ce travail, appelons-le l’art de former la trame. LE JEUNE SOCRATE. Très bien. L’ÉTRANGER. Mais à présent la partie de l’art du tisserand que nous nous étions donnée à examiner est dans un jour parfait. Lorsque, en effet, la portion de l’art de réunir qui se rapporte à l’art de travailler la laine, par l’entrelacement perpen­diculaire de la trame et de la chaîne, forme un tissu, nous nommons ce tissu un vêtement de laine, et l’art de le fabriquer l’art du tisserand. LE JEUNE SOCRATE. Très bien. L’ÉTRANGER. Soit. Mais pourquoi, au lieu de répondre d’abord que l’art du tisserand est celui d’entrelacer la trame et la chaîne, avons-nous tourné en cercle et fait mille divisions inutiles ? LE JEUNE SOCRATE. Il me semble, à moi, Étranger, que rien de ce qui a été dit n’a été dit inutilement. L’ÉTRANGER. Je ne m’en étonne pas. Mais peut-être une autre fois, mon cher, cela ne te semblera-t-il plus. Écoute donc contre cette maladie qui pourrait te prendre dans la suite plus d’une fois, – je ne m’en étonnerais pas non plus, – écoute un raisonnement qui s’applique à tous les cas de cette sorte. LE JEUNE SOCRATE. Voyons, dis. L’ÉTRANGER. Commençons par considérer d’une manière générale l’excès et le défaut, afin d’apprendre à louer et blâmer avec raison ce qui est trop long ou trop court dans les discussions comme celle-ci. LE JEUNE SOCRATE. C’est ce qu’il faut faire. L’ÉTRANGER. Un raisonnement qui roulerait sur ce sujet ne serait pas, que je sache, un raisonnement superflu. LE JEUNE SOCRATE. Sur quel sujet ? L’ÉTRANGER. La longueur et la brièveté, et en général l’excès et le défaut. Car toutes ces choses appartiennent à l’art de mesurer. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Divisons-le donc en deux parties ; cela est nécessaire au but que nous poursuivons. LE JEUNE SOCRATE. Mais comment faire cette division, dis ? L’ÉTRANGER. Voici. L’une considérera la grandeur et la petitesse dans leurs rapports réciproques, l’autre dans leur nécessaire essence, qui les fait être ce qu’elles sont. LE JEUNE SOCRATE. Comment dis-tu ? L’ÉTRANGER. Est-ce qu’il ne te paraît pas naturel que le plus grand ne soit dit plus grand que relativement à ce qui est plus petit, que le plus petit ne soit dit plus petit que relativement à ce qui est plus grand ? LE JEUNE SOCRATE. Il me le paraît. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? ce qui va au delà ou reste en deçà de la juste mesure dans les discours et dans les actions, est-ce que nous ne dirons pas que cela existe. véritablement, et que c’est en cela que diffèrent surtout parmi nous les bons et les méchants ? LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Il nous faut donc poser cette double nature et ce double jugement du grand et du petit, et, au lieu de nous borner, comme nous l’avons dit tout à l’heure, à les observer dans leurs rapports, les comparer tour à tour, comme nous le disons actuellement, l’un à l’autre et à la juste mesure. Pourquoi ? veux-tu le savoir ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. S’il n’était permis de considérer la nature du plus grand que par rapport au plus petit, on ne tiendrait aucun compte de la juste mesure, n’est-il pas vrai ? LE JEUNE SOCRATE. Il est vrai. L’ÉTRANGER. Or, ne supprimerions-nous pas, en procédant de la sorte, les arts eux-mêmes et tous leurs ouvrages, et ne retrancherions-nous pas et la politi­que, objet de nos présentes recherches, et cet art du tisserand dont il vient d’être parlé ? Car tous ces arts ne supposent pas du tout qu’il n’existe rien ni en deçà ni au delà de la juste mesure ; ils s’en défendent au contraire comme d’une faute difficile à éviter dans leurs opérations ; et c’est par ce moyen, en conservant la juste mesure, qu’ils produisent tous leurs chefs-d’œuvre. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Or, si nous retranchons la politique, comment pourrons-nous, après cela, rechercher en quoi consiste la science royale ? LE JEUNE SOCRATE. Nous ne le pourrons. L’ÉTRANGER. Eh bien donc, comme dans le Sophiste nous avons démontré l’existence du non-être, parce que autrement le discours nous échappait, ainsi ne nous faut-il pas démontrer à présent que le plus et le moins sont commensurables non seulement l’un avec l’autre, mais avec la juste mesure ? Car il est impossible d’admettre que ni le politique ni qui que ce soit se montrent savants et habiles dans leurs actions, si ce point n’est d’abord accordé. LE JEUNE SOCRATE. Il nous faut donc l’expliquer à l’instant même. L’ÉTRANGER. Voilà, Socrate, une nouvelle besogne plus grande que l’autre, quoique nous n’ayons pas oublié combien l’autre a été longue. Mais il est une chose qu’on peut supposer ici en toute justice. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. Que nous pourrons avoir besoin quelque jour de ce dont il vient d’être parlé pour exposer en quoi consiste l’exactitude. Mais en attendant, dans la démonstration claire et complète de la vérité que nous cherchons, ce nous sera un merveilleux secours d’envisager que les arts ne pourraient exister si le plus grand et le plus petit n’étaient commensurables non seulement l’un avec l’autre, mais avec la juste mesure. Car si cette juste mesure existe, le plus et le moins existent ; et si ceux-ci existent, celui-là existe également ; mais que l’un ou l’autre de ces termes périsse, ils périssent tous deux à la fois. LE JEUNE SOCRATE. Bien ceci ; mais après ? L’ÉTRANGER. Il est évident que nous aurons divisé l’art de mesurer conformément à ce qui a été dit, si nous le séparons en deux parties, mettant dans l’une tous les arts qui mesurent par leur contraire le nombre, la longueur, la largeur, la profondeur et l’épaisseur ; et dans l’autre, ceux qui prennent pour règle la juste mesure, la convenance, l’opportunité, l’utilité, et généralement le milieu placé à égale distance des extrêmes. LE JEUNE SOCRATE. Tu cites là deux vastes divisions, et profondément différentes. L’ÉTRANGER. C’est que, Socrate, ce que beaucoup d’habiles hommes déclarent, avec la persuasion d’énoncer une sage maxime, à savoir, que l’art de mesurer s’étend à tout ce qui devient dans l’univers 1, oui, cela est précisément ce que nous disons maintenant. Tous les ouvrages de l’art en effet participent en quelque manière de la mesure. Mais parce que ceux qui divisent n’ont pas l’habitude de procéder par la considération des espèces, ils se hâtent de réunir ensemble les choses les plus diverses, les jugeant semblables, et, par une erreur contraire, ils distinguent en plusieurs parties des choses qui ne diffèrent pas. Pour bien faire, il faudrait, quand on a reconnu dans une multitude d’objets des caractères communs, s’y arrêter jusqu’à ce qu’on ait aperçu sous cette ressemblance toutes les différences qui se rencontrent dans les espèces ; et il faudrait, quand on a constaté des dissemblances de toute sorte dans une multitude, n’en pouvoir pas détourner les regards avant d’avoir rassemblé tous les objets de même famille sous une ressemblance unique, et de les avoir enfermés dans l’essence d’un genre. Mais en voilà assez sur ces choses, com­me aussi sur le défaut et l’excès. Prenons garde seulement que nous avons trouvé deux espèces de l’art de mesurer, et souvenons-nous de ce que nous en avons dit. LE JEUNE SOCRATE. Nous nous en souviendrons. L’ÉTRANGER. A ces réflexions, ajoutons-en une dernière sur l’objet de nos recherches, et généralement sur ce qui a lieu dans toutes les discussions analogues. LE JEUNE SOCRATE. Quoi donc ? L’ÉTRANGER. Si quelqu’un, au sujet des enfants qui se réunissent pour apprendre leurs lettres, nous demandait : lorsqu’on interroge l’un d’eux sur les lettres dont se compose un mot, n’a-t-il eu d’autre but en étudiant que de pouvoir satisfaire à cette question, ou a-t-il voulu se rendre capable de résoudre toutes les ques­tions analogues ? que répondrions-nous ? LE JEUNE SOCRATE. Qu’il a évidemment voulu se rendre capable de résoudre toutes les ques­tions analogues. L’ÉTRANGER. Mai quoi ? cette recherche sur le politique, nous y livrons-nous seulement pour apprendre quel est le politique, ou pour devenir plus habiles dialecticiens sur toutes choses ? LE JEUNE SOCRATE. C’est encore évidemment pour devenir plus habiles dialecticiens sur toutes choses. L’ÉTRANGER. Assurément, il n’est pas un homme sensé qui voulût rechercher la défi­nition de l’art du tisserand pour elle-même. Mais ce qui, selon moi, échappe à la multitude, c’est que pour certaines choses facilement accessibles, il existe des images sensibles qu’il est commode de présenter à celui qui demande compte d’une chose, lorsqu’on veut la lui faire connaître sans travail ni recherche, comme aussi sans le secours du raisonnement ; tandis que, au con­traire, pour les choses très grandes et très relevées, il n’est pas de simulacre qui porte l’évidence dans l’esprit des hommes, et qu’il suffise de montrer à celui qui interroge et auquel on veut répondre, pour le satisfaire, en parlant à tel ou tel de ses sens. C’est pourquoi il nous faut travailler à nous rendre capables d’expliquer et de comprendre chaque chose par le seul raisonnement. Car les choses incorporelles, les plus belles et les plus grandes qu’il y ait, c’est par le seul raisonnement, et par nul autre procédé, qu’on les peut clairement concevoir, et c’est à elles que se rapporte tout ce que nous disons ici. Mais en tout, il est plus aisé de s’exercer sur de petites choses que sur de grandes. LE JEUNE SOCRATE. Très bien parlé. L’ÉTRANGER. Pourquoi avons-nous dit tout ceci ? Rappelons-nous-le. LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi ? L’ÉTRANGER. C’est bel et bien à cause de l’ennui que nous a fait éprouver la longueur de nos discours sur l’art du tisserand et sur la révolution de l’univers, et dans le Sophiste, sur l’existence du non-être. Nous avons pensé que nous nous étions oubliés, et nous nous sommes fait des reproches, dans la crainte d’avoir perdu le temps en paroles superflues. C’est pour ne pas retomber dans la même erreur que nous avons dit tout ce qui précède, sache-le bien. LE JEUNE SOCRATE. C’est entendu. Continue seulement. L’ÉTRANGER. Je continue, et je dis que nous devons, toi et moi, nous souvenir de ce qui vient d’être dit, et avoir soin désormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièveté ou à la longueur de nos discours, en prenant pour règle de nos juge­ments, non pas la longueur relative, mais cette partie de l’art de mesurer que nous avons dit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit, et qui repose sur la considération de la convenance. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Cependant nous ne rapporterons pas tout à cette règle. Nous ne nous interdirons pas une longueur agréable, à moins qu’elle ne soit un hors-d’œuvre. Et pour ce qui est de trouver le plus facilement et le plus prompte­ment possible la solution du problème agité, c’est une considération que la raison nous recommande de mettre en seconde ligne, et non en première. L’honneur du premier rang appartient incontestablement à la méthode qui nous met en état de diviser par espèces, et nous apprend, si une discussion développée doit rendre l’auditeur plus inventif, à nous y livrer sans nous impatienter de cette longueur ; et s’il vaut mieux être court, à préférer de même la brièveté. Ajoutons que s’il se rencontre un homme qui, dans ces sor­tes de conversations, blâme les longs discours, et n’approuve pas ces perpé­tuels circuits et ces cercles, il ne faut pas permettre qu’il parte immédiatement après avoir blâmé la longueur de ce qui a été dit ; il faut exiger qu’il montre clairement comment une discussion plus courte eût rendu ceux qui discutent meilleurs dialecticiens et plus habiles à trouver la démonstration des choses par le raisonnement. Quant aux autres reproches ou éloges, il n’en faut prendre nul souci, et ne pas même paraître les entendre. Mais en voilà assez sur ce sujet, s’il te semble comme à moi. Revenons au politique, pour lui rap­porter l’exemple de l’art du tisserand dont il vient d’être question. LE JEUNE SOCRATE. Très bien ! Faisons ce que tu dis. L’ÉTRANGER. N’est-il pas vrai que le roi a été précédemment séparé des arts nombreux qui ont pour objet l’éducation et la nourriture, ou plutôt de tous les arts qui s’occupent des troupeaux ? Restent donc, disons-nous, dans l’État, les arts auxiliaires et les arts producteurs, qu’il nous faut premièrement distinguer les uns des autres. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Sais-tu qu’il est difficile de les diviser en deux ? Pourquoi ? C’est ce qui deviendra, je pense, plus clair lorsque nous serons plus avancés LE JEUNE SOCRATE. Avançons donc. L’ÉTRANGER. Divisons-les par membres, comme les victimes, puisque nous ne pouvons les partager en deux ; car il faut toujours préférer le nombre le plus voisin de celui-là. LE JEUNE SOCRATE. Comment donc allons-nous nous y prendre ? L’ÉTRANGER. Comme tout à l’heure, lorsque nous avons mis tous les arts qui fournissent des instruments au tisserand dans la classe des arts auxiliaires. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Ce que nous avons fait alors, il est encore plus nécessaire de le faire ici. Tous les arts qui fabriquent pour l’État quelque instrument, petit ou grand, il faut les considérer comme des arts auxiliaires. Sans eux, en effet, il n’y aurait ni État, ni politique ; et cependant aucun d’eux ne rentre dans la science royale. LE JEUNE SOCRATE. Non, certes. L’ÉTRANGER. Nous allons tenter une difficile entreprise, en essayant de distinguer des autres espèces celle-ci. Car celui qui dirait qu’il n’est rien qui ne soit l’instru­ment de quelque autre chose paraîtrait énoncer une proposition fort probable ; et cependant, entre les possessions de l’État, il en est une qui n’a pas ce caractère. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. Une chose qui n’a pas cette vertu. En effet, elle n’est pas formée, comme un instrument, pour produire et amener à l’existence, mais pour conserver ce qui a été produit et façonné. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle donc ? L’ÉTRANGER. Cette espèce multiple et diverse, composée d’éléments secs et humides, chauds et froids, que nous appelons, d’un seul mot, celle des vases ; espèce très étendue, et qui n’a, que je sache, aucun rapport avec la science que nous cherchons. LE JEUNE SOCRATE. Aucun, assurément. L’ÉTRANGER. Il faut aussi considérer une troisième espèce d’objets, différente des précé­dentes, très variée, terrestre et aquatique, mobile et immobile, noble et vile, mais qui n’a qu’un nom, parce qu’elle n’a qu’une destination, qui est de nous fournir des sièges pour nous asseoir. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. C’est ce que nous appelons véhicule ; et ce n’est nullement l’ouvrage de la politique, mais bien plutôt de l’art du charpentier, du potier et du for­geron. LE JEUNE SOCRATE. J’entends. L’ÉTRANGER. N’y a-t-il pas lieu de signaler une quatrième espèce ? Ne faut-il pas dire qu’il y a une espèce différente des précédentes, laquelle comprend la plupart des choses dont il vient d’être parlé, les vêtements de toute sorte, un grand nombre d’armes, les murs, les remparts en terre et en pierre, et mille autres objets analogues ? Toutes ces choses étant faites pour nous protéger, il serait de toute justice de les désigner généralement sous le nom d’abris, et il y aurait beaucoup plus d’exactitude à les rapporter pour la plupart à l’art de l’archi­tecte et du tisserand qu’à la science politique. LE JEUNE SOCRATE. Voilà qui est certain. L’ÉTRANGER. Ne rangerons-nous pas dans une cinquième espèce l’art de l’ornementation, la peinture, la musique, toutes les imitations qui s’accomplissent avec le con­cours de ces arts, qui visent uniquement au plaisir, et qu’on pourrait justement réunir sous une seule dénomination. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. Celle du divertissement. LE JEUNE SOCRATE. A merveille. L’ÉTRANGER. Voilà donc le nom qui convient à toutes ces choses, et par lequel il faut les désigner ; car pas une n’a un objet sérieux, et le divertissement est le seul but qu’elles se proposent. LE JEUNE SOCRATE. J’entends à peu près cela. L’ÉTRANGER. Mais ce qui fournit la matière sur laquelle s’exercent tous les arts susnom­més pour la façonner, cette espèce multiple, originaire d’autres arts différents de ceux-là et en grand nombre, n’en ferons-nous pas une sixième espèce ? LE JEUNE SOCRATE. Que veux-tu dire ? L’ÉTRANGER. L’or, l’argent et tous les métaux que l’on extrait des mines, tout ce que l’art de couper et de tailler les arbres fournit à la charpenterie et à la vannerie, l’art qui enlève aux plantes leur écorce, celui du corroyeur qui dépouille les animaux de leur peau, tous les arts analogues qui nous préparent du liège, du papyrus, des liens, tout cela nous met en mesure de former des espèces com­posées avec des genres qui ne le sont pas. Appelons tout cela ensemble propriété primitive de l’homme, de nature simple, et parfaitement étrangère à la science royale. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. La possession des aliments, et tout ce qui en se mêlant à notre corps a le pouvoir d’entretenir par ses parties les parties de ce corps, faisons-en une septième espèce, et désignons-la dans toute son étendue par le nom de nourri­ture, si nous n’en trouvons pas de plus beau à lui donner. Or, c’est à l’agriculture, à la chasse, à la gymnastique, à la médecine et à la cuisine, que nous la rapporterons avec bien plus de raison qu’à la politique. LE JEUNE SOCRATE. Impossible de le nier. L’ÉTRANGER. Tout ce qu’on peut posséder, sauf les animaux apprivoisés, me paraît être compris dans ces sept espèces. Examine, en effet. C’est d’abord ce qu’il eût été juste de placer tout au commencement, l’espèce des matières premières ; et, après cela, les instruments, les vases, les véhicules, les abris, les ornements, la nourriture. Nous omettons ce qui a pu nous échapper, qui est de peu de con­séquence, et rentre dans les précédentes divisions, par exemple, les monnaies, les cachets et en général les empreintes. Car toutes ces choses ne s’unissent pas entre elles de manière à former un nouveau genre ; les unes se rapportent aux ornements, les autres aux instruments, non sans résistance peut-être, mais en les tirant énergiquement vers l’une ou l’autre espèce, elles finissent par s’y accommoder. Quant à la possession des animaux apprivoisés, les esclaves mis à part, l’art d’élever les troupeaux que nous avons précédemment distingué les embrasse évidemment tous. LE JEUNE SOCRATE. C’est incontestable. L’ÉTRANGER. Il ne nous reste donc plus que l’espèce des esclaves, et, en général, des serviteurs, parmi lesquels vont se montrer, je le devine, ceux qui le disputent au roi sur la confection du tissu même qu’il est appelé à former, comme tout à l’heure les tisserands avaient affaire à ceux qui filent, qui cardent ou qui font quelqu’une des choses que nous avons dit. Quant à tous les autres, que nous avons appelés des auxiliaires, nous les avons écartés avec tous les ouvrages dont il vient d’être parlé, et nous leur avons positivement refusé la fonction royale et politique. LE JEUNE SOCRATE. Il me le semble, du moins. L’ÉTRANGER. Eh bien, examinons ceux qui restent, en nous approchant d’eux davantage, afin de les voir plus sûrement. LE JEUNE SOCRATE. Oui, faisons cela. L’ÉTRANGER. Nous trouvons, autant qu’on en peut juger d’ici, que les serviteurs par excellence ont des occupations et une condition toutes contraires à ce que nous avions soupçonné. LE JEUNE SOCRATE. Quels serviteurs ? L’ÉTRANGER. Ceux qu’on achète à prix d’argent, et qu’on acquiert de cette manière. Nous pouvons sans difficulté les nommer esclaves, et ils ne participent pas le moins du monde à la science royale. LE JEUNE SOCRATE. Il est incontestable. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? Tous ceux des hommes libres qui se rangent volontairement avec ceux dont il vient d’être parlé dans la classe des serviteurs, transportant et se partageant entre eux les produits de l’agriculture et des autres arts ; ceux-ci s’établissant sur les places publiques, ceux-là achetant et vendant de ville en ville, par terre et par mer ; les uns échangeant la monnaie contre les objets, et les autres contre elle-même ; les changeurs, les commerçants, les patrons de navires, les trafiquants, comme nous les nommons, tous ces gens-là ont-ils des prétentions à la science politique ? LE JEUNE SOCRATE. A la science des marchands, oui, peut-être. L’ÉTRANGER. Mais ceux que nous voyons qui reçoivent des gages, et se tiennent à la disposition du premier venu qui réclame leurs services, nous ne trouverons pas qu’ils participent en quoi que ce soit à la science royale. LE JEUNE SOCRATE. Il n’y a pas moyen. L’ÉTRANGER. Et ceux qui ne cessent de remplir pour nous certaines fonctions ? LE JEUNE SOCRATE. Quelles fonctions, et quels hommes ? L’ÉTRANGER. La classe des hérauts, les hommes habiles à rédiger des actes et qui nous prêtent fréquemment leur ministère, et tant d’autres fort versés dans l’art de s’acquitter de certaines fonctions auprès des magistrats ; que dirons-nous de tous ces gens-là ? LE JEUNE SOCRATE. Ce que tu as dit tout à l’heure, que ce sont des serviteurs, et non les chefs de l’État. L’ÉTRANGER. Cependant je n’étais pas, que je sache, le jouet d’un songe, lorsque j’ai dit que c’était dans cette catégorie que nous verrions paraître ceux qui ont les plus grandes prétentions à la science politique, quoiqu’il puisse sembler étrange, en vérité, de les chercher dans la classe des serviteurs. LE JEUNE SOCRATE. Très étrange, en effet. L’ÉTRANGER. Approchons-nous donc, et regardons de plus près ceux que nous n’avons pas encore passés à la pierre de touche. Il y a les devins, qui ont une partie de la science du serviteur ; car on les considère comme les interprètes des dieux auprès des hommes. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Il y a aussi la classe des prêtres qui, selon l’opinion reçue, savent présenter de notre part nos présents aux dieux dans les sacrifices, et les leur rendre agréables, et qui savent demander pour nous à ces mêmes dieux, dans leurs prières, les biens que nous désirons. Or, ce sont là deux parties de la science du serviteur. LE JEUNE SOCRATE. Cela paraît clair. L’ÉTRANGER. Si je ne me trompe, nous avons enfin mis le pied sur une trace que nous pouvons suivre. En effet, l’ordre des prêtres et celui des devins ont d’eux-mêmes une haute opinion, et inspirent un profond respect, à cause de la grandeur de leurs fonctions. C’est ainsi qu’en Égypte personne ne peut exercer la royauté sans appartenir à la classe sacerdotale et si un homme d’une classe inférieure s’empare du trône par violence, il faut nécessairement qu’il finisse par entrer dans cet ordre. Chez les Grecs, en mille endroits, ce sont les principaux magistrats qui président aux principaux sacrifices. Et ce n’est pas chez vous 1 qu’on voit le moins clairement ce que j’affirme. Car c’est à celui 2 qui est désigné roi par le sort qu’est confié, assure-t-on, le soin d’offrir les sacrifices antiques les plus solennels, singulièrement ceux qui remontent à vos ancêtres. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Ces rois tirés au sort, ces prêtres et leurs serviteurs, voilà donc ce qu’il nous faut considérer à présent, aussi bien qu’une autre foule très nombreuse, qui nous apparaît manifestement après les éliminations précédentes. LE JEUNE SOCRATE. De qui veux-tu parler ? L’ÉTRANGER. D’êtres tout à fait étranges. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. C’est un genre très multiple et varié, comme il me semble au premier examen. Beaucoup de ces hommes ressemblent à des lions, à des centaures et autres animaux semblables ; un plus grand nombre à des satyres, à des bêtes sans force, mais pleines de ruses. En un clin d’œil, ils changent les uns les autres de formes et d’attributs. Il me semble enfin, Socrate, que je viens d’apercevoir nos gens. LE JEUNE SOCRATE. Parle ; car tu as l’air de voir là quelque chose de fort étrange. L’ÉTRANGER. En effet ; on trouve toujours étrange ce qu’on ne connaît pas. C’est ce qui vient de m’arriver à moi-même. J’ai eu un moment de stupeur à la première vue du chœur qui s’occupe des affaires publiques. LE JEUNE SOCRATE. Quel chœur ? L’ÉTRANGER. Entre tous les sophistes, le plus grand magicien et le plus versé dans cet art il nous faut le distinguer, si difficile que soit cette distinction, des vrais politiques et des vrais rois, si nous voulons y voir clair dans l’objet de notre recherche. LE JEUNE SOCRATE. Mettons-nous donc à l’œuvre. L’ÉTRANGER. C’est aussi mon avis. Dis-moi ? LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. La monarchie n’est-elle pas l’un des gouvernements politiques ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Et après la monarchie, on peut citer, je pense, la domination du petit nombre. LE JEUNE SOCRATE. Certainement. L’ÉTRANGER. Une troisième forme de gouvernement, n’est-ce pas le commandement de la multitude, la démocratie, comme on l’appelle ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Mais ces trois formes n’en font-elles pas cinq en quelque manière, deux d’entre elles s’engendrant à elles-mêmes d’autres noms ? LE JEUNE SOCRATE. Quels noms ? L’ÉTRANGER. En considérant ces gouvernements par rapport à la violence et au libre consentement, à la pauvreté et à la richesse, aux lois et à la licence, qui s’y montrent, on les divise en deux, et comme on trouve deux formes dans la monarchie, on l’appelle de deux noms : la tyrannie et la royauté. LE JEUNE SOCRATE. A merveille. L’ÉTRANGER. De même tout état gouverné par le petit nombre s’appelle aristocratie et oligarchie. LE JEUNE SOCRATE. A la bonne heure. L’ÉTRANGER. Quant à la démocratie, que la multitude gouverne par force, ou avec leur consentement, ceux qui possèdent, qu’elle observe scrupuleusement les lois ou non, on n’a jamais eu coutume de lui donner des noms différents. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? devons-nous croire que le vrai gouvernement se trouve au nombre de ceux que nous venons de déterminer par ces termes : un seul, plu­sieurs, la multitude, et où se rencontrent la richesse et la pauvreté, la force et le libre consentement, les lois écrites et l’arbitraire, exclusif des lois ? LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi pas ? L’ÉTRANGER. Examine encore, et, pour plus de clarté, suis-moi par ici. LE JEUNE SOCRATE. Par où ? L’ÉTRANGER. Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit d’abord, ou nous en écarterons-nous ? LE JEUNE SOCRATE. De quoi s’agit-il ? L’ÉTRANGER. Nous avons dit que le gouvernement royal est une science, je crois. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Et non pas une science quelconque ; mais nous avons distingué entre toutes une science du jugement et une science du commandement. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Et, dans cette dernière, nous avons distingué une science qui commande à des corps sans vie, une autre qui commande aux animaux ; et, procédant tou­jours suivant cette méthode de division, nous nous sommes avancés jusqu’ici, sans jamais perdre de vue notre science, mais aussi sans être en état d’en déterminer suffisamment la nature. LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait mieux dire. L’ÉTRANGER. Ne comprenons-nous donc pas que ce n’est ni dans le petit nombre ou dans le grand nombre, ni dans le libre consentement ou dans la contrainte, ni dans la pauvreté ou dans la richesse, que nous devons chercher notre définition, mais bien dans la science, si nous voulons être conséquents avec nous-mêmes ? LE JEUNE SOCRATE. Nous ne pouvons certainement pas agir autrement. L’ÉTRANGER. C’est donc une nécessité d’examiner maintenant dans lequel de ces gou­vernements se rencontre la science de commander aux hommes, la plus difficile peut-être et la plus belle qui se puisse acquérir. C’est, en effet, cette science qu’il nous faut considérer, afin de reconnaître quels hommes il nous faut distinguer du sage roi, qui se donnent pour des politiques, et le persuadent à la foule, sans l’être aucunement. LE JEUNE SOCRATE. Voilà bien ce qu’il convient de faire, comme cela nous a déjà été démontré. L’ÉTRANGER. Est-ce qu’il te semble que la multitude dans une ville est capable de possé­der cette science ? LE JEUNE SOCRATE. Et par quel moyen ? L’ÉTRANGER. Mais dans une ville de mille hommes se peut-il que cent, ou seulement cinquante, la possèdent d’une manière suffisante ? LE JEUNE SOCRATE. Ce serait à ce compte de tous les arts le plus facile. Nous savons certaine­ment que sur mille hommes, on ne trouverait pas cent joueurs d’échecs supérieurs à tous ceux de la Grèce ; et on trouverait cent rois ! Car celui qui a la science royale, qu’il gouverne ou non, doit, d’après ce que nous avons dit, être appelé roi. L’ÉTRANGER. Voilà un utile souvenir. Il suit de là, si je ne me trompe, que c’est dans un seul homme, ou deux, ou tout au plus un petit nombre, qu’il faut chercher le vrai gouvernement, s’il existe un vrai gouvernement. LE JEUNE SOCRATE. C’est évident. L’ÉTRANGER. Et ces chefs de l’État, qu’ils commandent de gré on de force, avec ou sans lois écrites, riches ou pauvres, il faut croire, comme nous le pensons mainte­nant, qu’ils exercent le commandement selon un certain art. Tout de même les médecins qu’ils guérissent leurs malades de gré ou de force, en tranchant, brûlant ou infligeant quelque autre douleur, selon des règles écrites ou sans règles, étant riches ou pauvres, nous ne les en nommons pas moins médecins ; et cela tout le temps que, procédant avec art, purgeant, amaigrissant, augmen­tant l’embonpoint, cherchant l’intérêt du corps et de pire le rendant meilleur, ils guérissent par leurs soins les maux dont ils entreprennent la guérison. C’est par ce chemin, et non par un autre, sauf erreur, que nous trouverons la vraie définition de la médecine et de toute autre science de commandement. LE JEUNE SOCRATE. Cela est certain. L’ÉTRANGER. Nécessairement donc, entre les gouvernements, celui-là seul est vrai et accompli où l’on trouve des chefs qui savent véritablement, et non pas seule­ment en apparence, soit qu’ils gouvernent avec ou sans lois, de gré ou de force, pauvres ou riches : pas une de ces circonstances, il faut qu’on le sache bien, ne fait rien à la science et à la perfection du gouvernement. LE JEUNE SOCRATE. À merveille. L’ÉTRANGER. Et soit que, mettant à mort ou bannissant quelques citoyens, les chefs purgent l’État pour un bien ; soit que, envoyant au dehors des colonies, com­me des essaims d’abeilles, ils l’amoindrissent ; ou qu’appelant dans son sein des étrangers, dont ils font des citoyens, ils l’augmentent, du moment qu’ils le conservent à l’aide de leur science et de la justice, et de pire le rendent meilleur, autant qu’il est en eux, nous devons proclamer que c’est là le seul vrai gouvernement, et que c’est ainsi qu’il se définit. Quant aux autres formes que nous appelons du même nom, elles ne sont ni légitimes, ni véritables ; elles ne font qu’imiter le vrai gouvernement : celles auxquelles nous recon­naissons de bonnes lois imitent ce qu’il a de meilleur, et les autres ce qu’il a de pire. LE JEUNE SOCRATE. Sur tout le reste, Étranger, ton langage me paraît plein de justesse ; mais que l’on doive gouverner sans lois, c’est ce qu’on ne saurait entendre sans réclamer. L’ÉTRANGER. Tu m’as prévenu par cette observation, Socrate ; j’allais te demander si tu acceptes tout ce qui vient d’être dit, ou si quelque chose te blesse. Mais à présent, il est clair que nous voulons savoir quelle peut être la valeur d’un gouvernement sans lois. LE JEUNE SOCRATE. C’est bien cela. L’ÉTRANGER. En un certain sens, il est évident que la législation est une des attributions de la royauté. L’idéal, toutefois, ce n’est pas que l’autorité réside dans les lois, mais dans un roi sage et habile. Sais-tu pourquoi ? LE JEUNE SOCRATE. Qu’entends-tu par là ? L’ÉTRANGER. Que la loi ne pouvant jamais embrasser ce qu’il y a de véritablement meilleur et de plus juste pour tous à la fois, ne peut non plus ordonner ce qu’il y a de plus excellent. Car les différences qui distinguent tous les hommes et toutes les actions, et l’incessante variabilité des choses humaines, toujours en mouvement, ne permettent pas à un art quel qu’il soit d’établir une règle simple et unique qui convienne à tous les hommes et dans tous les temps. Accordons-nous cela ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. C’est cependant là, nous le voyons, le caractère de la loi, pareille à un homme obstiné et sans éducation, qui ne souffre pas que personne fasse rien contre sa décision, ni ne s’enquière de rien, pas même s’il survenait à quel­qu’un une idée nouvelle et préférable à ce qu’il a lui-même établi. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai ; la loi se comporte, en effet, comme tu viens de le dire, envers chacun de nous. L’ÉTRANGER. N’est-il donc pas impossible que ce qui est toujours le même convienne à ce qui n’est jamais le même ? LE JEUNE SOCRATE. Je le crains bien. L’ÉTRANGER. Comment donc peut-il être jamais nécessaire de faire des lois, si les lois ne sont pas ce qu’il y a de meilleur ? Cherchons-en la cause. LE JEUNE SOCRATE. Cherchons-la. L’ÉTRANGER. N’existe-t-il pas chez vous comme dans les autres villes, des concours d’hommes qui s’exercent, soit à la course, soit à quelque autre lutte, dans l’espoir de remporter la victoire ? LE JEUNE SOCRATE. Oui, et même beaucoup. L’ÉTRANGER. Eh bien donc, repassons dans notre mémoire les prescriptions de ceux qui dirigent ces exercices selon les principes de l’art, et exercent ces sortes de gouvernements. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Ils ne croient pas possible de considérer chacun en particulier, et de pres­crire à chacun ce qui lui convient spécialement ; ils pensent qu’il faut prendre les gens en bloc, et ordonner ce qui est utile au corps dans la plupart des cas et pour la plupart des hommes. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. C’est pourquoi, imposant les mêmes travaux à la foule, ils veulent que tous les individus commencent ensemble, se reposent ensemble, à la course, à la lutte et dans tous les exercices corporels. LE JEUNE SOCRATE. Les choses se passent ainsi. L’ÉTRANGER. Croyons donc que le législateur aussi, qui doit obliger les troupeaux d’hommes à respecter la justice, et régler leurs rapports réciproques, ne sera jamais capable, en commandant à la foule entière, de prescrire précisément à chacun ce qui lui convient. LE JEUNE SOCRATE. Voilà qui est fort vraisemblable. L’ÉTRANGER. Mais ce qui est applicable à la plupart des individus, et la plupart du temps, il en fera la loi, et l’imposera à toute la multitude, soit qu’il la formule par écrit, ou qu’il la fasse consister dans les coutumes non écrites des ancêtres. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Bien, certainement. Comment, en effet, mon cher Socrate, le législateur pourrait-il passer sa vie aux côtés de chacun, pour lui prescrire précisément ce qui lui convient à chaque instant ? Car si cela était au pouvoir de quelqu’un de ceux qui ont reçu en partage la véritable science royale, je ne pense pas qu’il se fût volontiers donné des entraves, en écrivant ces lois dont il a été parlé. LE JEUNE SOCRATE. Cela suit, Étranger, de ce que nous venons de dire. L’ÉTRANGER. Et encore plus, mon excellent ami, de ce que nous allons dire. LE JEUNE SOCRATE. Et quoi donc ? L’ÉTRANGER. Ceci. Ne jugerons-nous pas qu’un médecin ou un maître de gymnase sur le point de se mettre en voyage, et de quitter ceux auxquels il donne ses soins, pour un temps, pense-t-il, assez long, s’il a quelques raisons de craindre que ses prescriptions ne soient oubliées de ses malades ou de ses élèves, voudra les leur laisser par écrit ? Ou bien agira-t-il autrement ? LE JEUNE SOCRATE. Non, pas autrement. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? S’il revient plus tôt qu’il ne l’avait cru, est-ce qu’il n’osera pas remplacer ces ordonnances écrites par des prescriptions nouvelles, s’il s’en trouve de plus salutaires pour les malades, à cause des vents ou de tout autre changement de température, arrivé contre son attente dans l’ordre accou­tumé des saisons ? ou bien persistera-t-il, dans la persuasion qu’il ne faut rien changer à ce qu’il a d’abord ordonné, que lui ne doit pas prescrire d’autres remèdes, que le malade ne doit pas transgresser ce qu’il a écrit, comme si ces préceptes étaient seuls sains et conformes à la médecine, et tout le reste insalubre et contraire à l’art ? Si rien de semblable avait lieu dans une science ou dans un art véritable, n’est-ce pas par des éclats de rire qu’on accueillerait un tel procédé ? LE JEUNE SOCRATE. Sans nul doute. L’ÉTRANGER. Et celui qui a écrit ces prescriptions sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, ou qui, sans les écrire, a imposé des lois aux troupeaux des hommes qui sont gouvernés dans chaque état conformément aux lois écrites, est-ce que celui-là, qui a formulé des lois avec art, ou quelque autre semblable, après une absence, n’aura pas le droit de les changer et d’en faire d’autres ? Est-ce qu’une telle interdiction ne serait pas véritablement aussi ridicule que celle de tout à l’heure ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Eh bien, sais-tu comment la plupart des hommes s’expriment sur ce sujet ? LE JEUNE SOCRATE. Non, pas pour le moment. L’ÉTRANGER. D’une façon très spécieuse. On dit que si quelqu’un connaît de meilleures lois que les lois existantes, il doit les donner à sa patrie, mais à condition de persuader chacun de ses concitoyens ; sinon, non. LE JEUNE SOCRATE. Mais est-ce que ce n’est pas bien dit ? L’ÉTRANGER. Peut-être. Si quelqu’un, sans avoir persuadé d’abord, impose de force ce qui est mieux, réponds-moi, comment faudra-il nommer cette violence ? Mais non ; attends ; considérons auparavant ce qui précède. LE JEUNE SOCRATE. Quoi donc ? L’ÉTRANGER. Si un médecin, sans avoir usé de persuasion, en vertu de son art qu’il connaît à fond, contraint le malade, enfant, homme ou femme, à prendre un remède meilleur que celui qui avait été ordonné par écrit, quel nom donnera-t-on à cette violence ? Tout autre, n’est-ce pas, que celui de faute contre l’art, d’atteinte à la santé ? Et celui qui a subi cette violence pourra tout dire plutôt que de se plaindre d’avoir enduré un traitement nuisible à sa santé et contraire à l’art ? LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait dire plus vrai. L’ÉTRANGER. Mais comment appelons-nous ce qui est une faute contre l’art de la politi­que ? C’est, n’est-il pas vrai, ce qui est honteux, mauvais et injuste ? LE JEUNE SOCRATE. Sans nul doute. L’ÉTRANGER. Et quant à ceux qui sont contraints, malgré les lois écrites et les coutumes des ancêtres, de faire d’autres choses plus justes, meilleures et plus belles, dis-moi, ne serait-ce pas le comble du ridicule de blâmer cette violence, et ne peut-on pas tout dire plutôt que de prétendre qu’ils ont été contraints d’endu­rer des choses honteuses, injustes et mauvaises ? LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement vrai. L’ÉTRANGER. Et la violence est-elle juste, si son auteur est riche, et injuste, s’il est pauvre ? ou plutôt, si un homme, usant ou non de persuasion, riche ou pauvre, avec ou contre les lois écrites, fait ce qui est utile, ne faut-il pas dire que c’est là la vraie définition du bon gouvernement, et que c’est par elle que se dirigera l’homme sage et ver­tueux qui cherche l’intérêt des gouvernés ? Comme le pilote, toujours préoccupé du salut de son navire et des passagers, sans écrire des lois, mais en se faisant une loi de son art, conserve ses compagnons de voyage ; ainsi, et tout pareillement, l’État serait prospère, s’il était administré par des hommes qui sauraient gouverner de cette manière, en faisant prévaloir la puissance supérieure de l’art sur les lois écrites. Et quoi que fassent des chefs prudents, ils sont sans reproche tant qu’ils observent la seule chose importante, qui est de faire avec intelligence et avec art régner la justice dans les rapports des citoyens, et, tant qu’ils sont capables de les sauver, et, de pires qu’ils étaient, de les rendre les meilleurs possibles. LE JEUNE SOCRATE. Je n’ai rien à reprendre à ces paroles. L’ÉTRANGER. Et n’as-tu non plus rien à redire à ceci ? LE JEUNE SOCRATE. A quoi ? L’ÉTRANGER. Que ni la multitude ni le premier venu ne possèderont jamais une telle science, et ne seront jamais capables de gouverner avec intelligence un État ; que c’est seulement dans le petit nombre, dans plusieurs, dans un seul, qu’il faut chercher cette science unique du vrai gouvernement ; que les autres gouvernements ne sont que des imitations de celui-là, comme il a déjà été dit, imitations qui le reproduisent, les unes mieux, les autres moins bien. LE JEUNE SOCRATE. Comment l’entends-tu ? car je n’ai pas bien compris tout à l’heure ce que tu as dit de ces imitations. L’ÉTRANGER. Il pourrait bien être sage, après avoir soulevé cette question, de la laisser là, et de ne pas aller outre, avant d’avoir signalé une erreur qui vient de se glisser dans notre discours. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle donc ? L’ÉTRANGER. Ce qu’il nous faut chercher maintenant n’est pas trop dans nos habitudes, ni facile à voir. Faisons cependant en sorte de le saisir. Dis-moi : puisqu’il n’y a à nos yeux de bon gouvernement que celui que nous avons dit, ne comprends-tu pas que les autres ne se peuvent conserver qu’à la condition d’emprunter les lois de celui-là, en faisant ce qu’on approuve aujourd’hui, bien qu’assez peu raisonnable ? LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. Qu’aucun membre de l’État n’ose rien faire contre les lois ; que celui qui l’oserait soit puni de la mort et des derniers supplices. Cette règle est fort juste et fort belle, mise en seconde ligne, et quand on ne tient pas compte de la première, dont nous avons parlé d’abord. Expliquons donc de quelle façon s’établit cette règle que nous disons ne devoir venir qu’en seconde ligne ; n’est-ce pas ton avis ? LE JEUNE SOCRATE. Tout à fait. L’ÉTRANGER. Revenons encore une fois à ces images auxquelles il faut toujours comparer les chefs et les rois LE JEUNE SOCRATE. Quelles images ? L’ÉTRANGER. L’habile pilote, et le médecin qui en vaut bien mille autres. Figurons-nous-les dans un cas particulier, et observons-les. LE JEUNE SOCRATE. Dans quel cas ? L’ÉTRANGER. Voici. Nous croyons tous avoir à souffrir de leur part les plus terribles traitements. Celui d’entre nous qu’ils veulent conserver, ils le conservent ; celui qu’ils ont résolu de tourmenter, ils le tourmentent, en coupant ou brûlant ses membres, et se faisant remettre, comme une sorte d’impôt, des sommes d’argent, dont ils emploient une faible partie, ou même rien, au profit du malade, et détournent le reste à leur propre profit, eux et leurs serviteurs. Enfin, ils reçoivent des parents ou des ennemis du malade un salaire, et le font mourir. De leur côté, les pilotes font mille actions sembla­bles ; abandonnent à terre, de parti pris, les passagers, quand ils lèvent l’ancre ; commettent toute sorte de fautes dans la navigation, jettent les hom­mes à la mer, et leur font souffrir des maux de toute espèce. Croyant tout cela, nous décidons, après délibération, que ces deux arts ne pourront plus commander en maîtres, ni aux esclaves, ni aux hommes libres ; qu’une assemblée se formera ou de nous seuls, ou de tout le peuple, ou des riches exclusivement ; que les ignorants et les artisans auront droit d’émettre leur avis sur la navigation et les maladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instruments de médecine dans l’intérêt des malades, des navires et des instruments de marine pour la navigation, sur les dangers que nous font courir les vents, la mer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si, dans un combat naval, il faut à des vaisseaux longs opposer d’autres vaisseaux semblables. Après quoi, nous inscrirons sur des tables et sur des colonnes les jugements de la multitude, soit qu’ils aient été dictés par les médecins et les pilotes, ou par la foule des ignorants ; ou, sans les écrire, nous proclamerons que ce sont là les coutumes de nos ancêtres ; et ces règles présideront à l’avenir à la navigation et au traitement des malades. LE JEUNE SOCRATE. Voilà une fiction parfaitement absurde. L’ÉTRANGER. Chaque année, nous tirerons au sort des chefs parmi les riches ou parmi le peuple entier, et les chefs ainsi établis, réglant leur conduite sur les lois ainsi instituées, dirigeront les navires et soigneront les malades. LE JEUNE SOCRATE. Cela est encore plus difficile à admettre. L’ÉTRANGER. Considère la suite. Lorsque ces magistrats auront atteint le terme de l’année, il nous faudra établir des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches, ou tirés au sort parmi le peuple entier, et faire comparaître les magistrats à l’effet de rendre compte de leur conduite. Quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas pendant l’année dirigé les navires suivant les lois écrites ou suivant les antiques coutumes des ancêtres. De même pour ceux qui traitent les malades. Et pour ceux qui seront condamnés, les mêmes juges décideront quelle peine ils devront subir, ou quelle amende payer. LE JEUNE SOCRATE. Celui qui aurait de son plein gré exercé une telle magistrature serait très justement puni, quelque peine et quelque amende qu’on lui infligeât. L’ÉTRANGER. Il faudra, en outre, établir une loi portant que, s’il se trouve quelqu’un qui, indépendamment des lois écrites, étudie l’art du pilote et la navigation, l’art de guérir et la médecine, relativement aux vents, au chaud et au froid, et se livre à des recherches approfondies, on commencera par le déclarer, non pas médecin ni pilote, mais rêveur extravagant et inutile sophiste. Ensuite, quiconque le voudra l’accusera de corrompre les jeunes gens en leur persuadant de prati­quer l’art du pilote et l’art du médecin sans se soucier des lois écrites, et de diriger, comme il leur plaît, vaisseaux et malades, et le citera devant qui de droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il paraît qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils opposés aux lois et aux règlements écrits, il sera puni des derniers supplices. Car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois ; car personne ne doit ignorer ce qui concerne la médecine et la santé, l’art de conduire un vaisseau et de naviguer, attendu qu’il est loisible à tout le monde d’apprendre les lois écrites et les coutumes des ancêtres. Si donc, Socrate, les choses se passaient comme nous venons de dire à l’égard de ces sciences, et de même à l’égard de l’art militaire et de l’art de la chasse en général, de la peinture, ainsi que des diverses parties de l’art de l’imitation, de l’art du charpentier et généralement de la fabrication des ustensiles, de l’agriculture et de tous les arts qui se rapportent aux fruits de la terre ; si nous voyions pratiquer conformément à des lois écrites l’art d’élever les chevaux et les troupeaux de toute sorte, la divination, toutes les parties qu’embrasse l’art des serviteurs, le jeu des échecs, l’arithmétique tout entière, celle qui est pure, celle qui est appliquée aux plans, aux profondeurs et aux solides, quel juge­ment ferions-nous de toutes ces choses ainsi traitées, d’après des lois écrites, et nullement d’après l’art ? LE JEUNE SOCRATE. Il est clair que c’en serait fait de tous les arts, et qu’ils disparaîtraient du milieu de nous, sans pouvoir jamais renaître, par le seul fait de cette loi qui interdirait toute recherche ; et la vie humaine, déjà si pénible, deviendrait sous un tel régime tout à fait insupportable. L’ÉTRANGER. Mais que dis-tu de ceci ? Si nous exigions que toutes les choses que nous venons de dire eussent lieu conformément à des règles écrites, si nous chargions de faire observer ces règles un homme choisi par les suffrages ou désigné par le sort, et si cet homme, sans se soucier des règles, par amour du gain ou par faveur, entreprenait d’agir à l’encontre, tout en n’y connaissant rien, n’en résulterait-il pas un mal plus grand encore que le mal précédent ? LE JEUNE SOCRATE. C’est très vrai. L’ÉTRANGER. Car, si je ne me trompe, lorsque des lois sont établies d’après les sugges­tions d’une longue expérience, ou les conseils d’habiles conseillers qui persuadent à la foule ce qu’il convient de faire, celui qui ose y contrevenir commet cent fautes au lieu d’une, et trouble et pervertit la pratique bien plus gravement que ne font les règles écrites. LE JEUNE SOCRATE. Cela va sans dire. L’ÉTRANGER. C’est pourquoi ceux qui font des lois et des règles écrites, quel qu’en soit le sujet, n’ont qu’un second moyen d’arriver au port, c’est de ne permettre ni à un seul homme, ni à la multitude, ni à personne de rien entreprendre contre elles. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Or, ne seraient-elles pas des imitations de la vraie nature des choses les règles que des hommes instruits auraient rédigées de leur mieux ? LE JEUNE SOCRATE. Nécessairement. L’ÉTRANGER. Mais l’homme instruit, avons-nous dit (si nos souvenirs ne nous trompent pas), le vrai politique ne se fera pas faute d’agir selon son art, et sans s’inquié­ter des règlements, toutes les fois que quelque disposition lui paraîtra meil­leure que ce qu’il avait lui-même auparavant établi et adressé à ses concitoyens éloignés de lui. LE JEUNE SOCRATE. Nous avons dit cela. L’ÉTRANGER. Or, si un citoyen quelconque ou un peuple quelconque, ayant des lois établies, entreprennent d’accomplir, à l’encontre de ces lois, quelque chose qui vaille mieux qu’elles, est-ce qu’ils n’agiront pas autant qu’il est en eux à la manière de ce vrai politique ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Sont-ce des ignorants qui se comportent ainsi ? ils essayent bien d’imiter la vérité, mais ils l’imitent fort mal ; sont-ce des habiles ? alors ce n’est plus une simple imitation, mais la vérité même. LE JEUNE SOCRATE. A merveille. L’ÉTRANGER. Mais c’est depuis longtemps une chose convenue entre nous qu’aucune multitude ne saurait jamais posséder aucun art. LE JEUNE SOCRATE. En effet, c’est une chose convenue. L’ÉTRANGER. Si donc il existe quelque art royal, ni la foule des riches, ni le peuple entier ne sauraient jamais posséder cette science politique. LE JEUNE SOCRATE. Impossible. L’ÉTRANGER. Il faut donc, à ce qu’il semble, que ces gouvernements-là, s’ils doivent heureusement imiter, autant qu’il est en eux, le véritable gouvernement, celui d’un seul ne s’inspirant que de son art, s’abstiennent avec soin, une fois des lois établies, de rien faire contre les règles écrites et les coutumes des ancêtres. LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait mieux dire. L’ÉTRANGER. Lorsque les riches imitent le véritable gouvernement, nous appelons leur gouvernement aristocratie ; et s’ils se jouent des lois, oligarchie. LE JEUNE SOCRATE. D’accord. L’ÉTRANGER. Lorsqu’un seul commande selon les lois, à l’imitation de celui qui a la science, nous l’appelons roi, sans distinguer par des noms différents le chef qui règne par la science, et celui qui règne par l’opinion formulée dans les lois. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Si donc il se trouve qu’un seul, possédant véritablement la science politique, gouverne, nous lui donnerons ce même nom de roi, et nul autre ; les cinq noms des gouvernements précités, relativement à lui, n’en feront plus qu’un. LE JEUNE SOCRATE. Approuvé. L’ÉTRANGER. Mais si un chef unique n’agit ni selon les lois, ni selon les coutumes des ancêtres, s’il feint de préférer aux lois écrites, comme celui qui sait véritable­ment, ce qui lui paraît meilleur, tandis que la seule passion et l’ignorance président cette imitation, est-ce qu’il ne mérite pas d’être appelé du nom de tyran ? LE JEUNE SOCRATE. Sans nul doute. L’ÉTRANGER. Il y a donc, disons-nous, le tyran, le roi, l’oligarchie, l’aristocratie et la démocratie ; car les hommes n’acceptent pas volontiers d’être gouvernés par un seul, par un monarque ; ils désespèrent de trouver jamais un homme digne d’exercer cette puissance, ayant à la fois la volonté et le pouvoir de com­mander avec vertu, avec science, et de distribuer équitablement à chacun ce qui est juste, ce qui est bien ; il semble qu’il soit plus porté à nous maltraiter, à nous tuer, à nous causer du dommage selon son bon plaisir. En effet, s’il se rencontrait un monarque tel que nous l’avons décrit, on l’aimerait, et on serait heureux de vivre sous cette excellente forme de gouvernement, la seule qu’approuve la raison. LE JEUNE SOCRATE. C’est évident. L’ÉTRANGER. Mais aujourd’hui, puisqu’on ne voit pas paraître dans les villes, comme dans les essaims d’abeilles, de roi tel que nous l’avons dépeint, qui l’emporte d’abord sur tous les autres par le corps et par l’âme, il ne reste qu’une chose à faire : se réunir en conseil, pour écrire des lois, en suivant les traces du vrai gouvernement. LE JEUNE SOCRATE. D’accord. L’ÉTRANGER. Nous étonnerons-nous, Socrate, des maux qui arrivent et ne cesseront d’arriver dans de pareils gouvernements, lorsqu’ils ont pour principe et pour condition de suivre dans leurs démarches, non la science, mais les lois écrites et les coutumes des ancêtres, et lorsque, en toute autre chose, une semblable conduite serait évidemment une cause de ruine ? Ce qu’il nous faut admirer, n’est-ce pas bien plutôt comme un État est naturellement une chose solide et puissante ? Car il y a un temps infini que les États sont en butte à ces maux, et l’on en voit cependant quelques-uns rester debout, stables et fermes. Beau­coup, il est vrai, submergés comme des navires que l’eau envahit, périssent, ont péri ou périront par la sottise des pilotes et des matelots, qui n’ont en partage sur les plus grandes choses que la plus grande ignorance, et qui, les plus étrangers du monde à la politique, se persuadent que c’est de toutes les sciences celle qu’ils possèdent le mieux. LE JEUNE SOCRATE. Rien de plus vrai. L’ÉTRANGER. De ces gouvernements imparfaits, où la vie est toujours difficile, quel est celui où elle l’est le moins ? Quel est, au contraire, le plus lourd à supporter ? Faut-il discuter cette question, tout étrangère qu’elle est à notre objet ? Cepen­dant, c’est peut-être là le but où tend véritablement tout notre discours. LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi ne la discuterions-nous pas ? L’ÉTRANGER. Eh bien, reconnais que des trois formes de gouvernement, c’est la même qui est la plus difficile à la fois et la plus facile. LE JEUNE SOCRATE. Que dis-tu ? L’ÉTRANGER. Seulement que la monarchie, le gouvernement du petit nombre et celui de la multitude sont les trois gouvernements dont il a été question entre nous au commencement de ce discours. LE JEUNE SOCRATE. En effet. L’ÉTRANGER. Divisons-les chacun en deux, de manière à en faire six, et mettons à part, comme le septième, le vrai gouvernement. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. De la monarchie, avons-nous dit, naissent la royauté et la tyrannie, du gouvernement de plusieurs, l’aristocratie, c’est son nom de bon augure, et l’oligarchie ; quant au gouvernement de la multitude, nous l’avons alors appelé simplement d’un seul nom, démocratie, mais le moment est venu de le partager en deux à son tour. LE JEUNE SOCRATE. Mais comment le diviserons-nous ? L’ÉTRANGER. Absolument comme les autres, encore que nous n’ayons pas un double nom à lui donner. Car on peut commander selon les lois ou au mépris des lois dans ce gouvernement comme dans les autres. LE JEUNE SOCRATE. C’est vrai. L’ÉTRANGER. Lorsque nous recherchions le parfait gouvernement, cette division était sans utilité, comme nous l’avons fait voir ; mais ce gouvernement mis à part, et les autres démontrés nécessaires, il convient de les diviser suivant que les lois sont observées ou enfreintes. LE JEUNE SOCRATE. C’est bien ce qui semble suivre de notre précédent entretien. L’ÉTRANGER. Or, enchaînée dans ces sages règlements que nous appelons des lois, la monarchie est le meilleur des six gouvernements ; sans lois, elle est le plus dur et le plus pesant. LE JEUNE SOCRATE. Il se pourrait bien. L’ÉTRANGER. Quant au gouvernement de plusieurs, comme plusieurs est intermédiaire entre un seul et la multitude, il faut croire que ce gouvernement est intermé­diaire entre les deux autres. Et quant à celui de la multitude, tout y est faible ; il n’est capable d’aucun grand bien, d’aucun grand mal, comparativement aux autres, parce que le pouvoir y est divisé en mille parcelles entre mille individus. C’est pourquoi il est le pire de ces gouvernements, quand ils obéissent aux lois, et le meilleur, quand ils les violent. Sous le règne de la licence, c’est dans la démocratie qu’il vaut le mieux vivre ; on ne saurait trop la craindre au contraire sous le règne des lois ; le premier est alors de beaucoup le préférable, à l’excep­tion du septième ; car il faut distinguer ce dernier entre les autres gouverne­ments, comme un Dieu entre les hommes. LE JEUNE SOCRATE. Il semble bien que les choses sont et arrivent ainsi, et il faut faire comme tu le dis. L’ÉTRANGER. Il faut donc écarter ceux qui prennent part à tous ces gouvernements, hormis celui qui a la science, comme n’étant pas de véritables politiques, mais des factieux, des chefs de vains simulacres, simulacres eux-mêmes, les plus grands des imitateurs et des magiciens, et les sophistes des sophistes. LE JEUNE SOCRATE. Voilà des noms qui ont bien l’air de s’appliquer parfaitement à ceux qu’on appelle des politiques. L’ÉTRANGER. Soit. Ceci est véritablement pour nous comme un drame, où l’on voit, ainsi que nous l’avons dit, comme un chœur de centaures et de satyres, qu’il importait de distinguer d’avec la science politique ; et c’est à peine si nous avons pu faire cette distinction. LE JEUNE SOCRATE. Il paraît. L’ÉTRANGER. Chose plus difficile encore, il nous reste à écarter une espèce, d’autant plus malaisée à séparer de l’espèce royale, qu’elle a avec elle une plus étroite parenté. Et il me semble qu’il nous arrive à peu près ce qui arrive à ceux qui épurent l’or. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Ces ouvriers écartent d’abord la terre, les pierres et mille choses sem­blables ; mais, après cette opération, il reste encore mêlé à l’or ce qui est de la même famille, et qui n’en peut être séparé que par le feu, les métaux précieux, le cuivre, l’argent, quelquefois l’acier, lesquels mis à part, non sans peine, grâce à l’affinage et à l’action du feu, nous permettent de voir l’or pur, tout seul, et réduit à soi-même. LE JEUNE SOCRATE. On dit, en effet, que les choses se passent de la sorte. L’ÉTRANGER. Suivant donc le même raisonnement, il semble que nous avons séparé de la science politique tout ce qui en diffère essentiellement et n’a avec elle aucune affinité, mais qu’il reste encore les choses précieuses et de la même famille. Telles sont la science militaire, la jurisprudence, et cet art de la parole qui fait cause commune avec la royauté, persuadant la justice, et concourant avec elle à administrer les affaires dans les États. Ce n’est qu’après avoir, de façon ou d’autre, mis à part ces choses qu’il deviendra facile de voir celui que nous cherchons tel qu’il est en lui-même et dans sa pure essence. LE JEUNE SOCRATE. Sans nul doute, voilà bien ce qu’il nous faut essayer de faire. L’ÉTRANGER. C’est en nous mettant à l’œuvre que nous réussirons à le concevoir claire­ment. Adressons-nous dans ce but à la musique. Dis-moi... LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. La musique s’apprend, n’est-ce pas ; et, en général, toutes les sciences qui réclament l’usage des mains ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? ce qui nous apprend s’il faut ou non étudier telle ou telle de ces sciences, dirons-nous que c’est aussi une science, et qui s’y rapporte, ou ne le dirons-nous pas ? LE JEUNE SOCRATE. Nous le dirons. L’ÉTRANGER. Ne reconnaîtrons-nous pas qu’elle en diffère cependant ? LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Et déciderons-nous que nulle science ne doit commander à nulle science, ou les premières à celle-ci, ou celle-ci aux premières ? LE JEUNE SOCRATE. Celle-ci doit commander, qui enseigne s’il faut ou non apprendre les autres. L’ÉTRANGER. Tu soutiens qu’elle doit commander, soit qu’il s’agisse d’apprendre ou d’enseigner ? LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement L’ÉTRANGER. Et la science qui juge s’il faut ou non persuader doit commander à celle qui a le pouvoir de persuader. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Soit. À quelle science rapporterons-nous la puissance de persuader la foule et le grand nombre par de beaux discours, mais non par l’exposition de la vérité ? LE JEUNE SOCRATE. Il est clair, si je ne me trompe, que c’est le privilège de la rhétorique. L’ÉTRANGER. Mais décider s’il faut recourir à la persuasion ou à la force, envers qui, dans quel cas, ou s’abstenir entièrement, de quelle science est-ce le propre ? LE JEUNE SOCRATE. De celle qui commande à l’art de persuader et de parler. L’ÉTRANGER. Et quelle science serait-ce, si ce n’était celle que possède le politique ? LE JEUNE SOCRATE. On ne saurait mieux dire. L’ÉTRANGER. Et de cette manière la rhétorique paraît d’abord se distinguer de la politi­que, comme une espèce différente, mais qui lui est subordonnée. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Mais que faut-il penser de cette puissance-ci ? LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. Celle qui enseigne comment il faut faire la guerre, à ceux auxquels on veut faire la guerre : est-ce un art, n’est-ce pas un art ? LE JEUNE SOCRATE. Le moyen de la concevoir comme n’étant pas un art, lorsqu’elle comprend toute la tactique du général et toutes les ruses de la guerre ? L’ÉTRANGER. Et l’art qui sait examiner et juger s’il faut déclarer la guerre ou contracter une alliance, le regarderons-nous comme différent du précédent, ou comme identique ? LE JEUNE SOCRATE. Comme différent, cela suit nécessairement de ce qui a été dit. L’ÉTRANGER. Ne devons-nous pas reconnaître qu’il lui commande, pour rester consé­quents avec nous-mêmes ? LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Mais quelle science entreprendrons-nous de donner pour maîtresse à un art aussi grand, aussi puissant que l’art de la guerre en général, si ce n’est la véritable science royale ? LE JEUNE SOCRATE. Nulle autre, en effet. L’ÉTRANGER. Nous ne confondrons pas la science du général avec celle du politique, puisqu’elle n’en est que l’auxiliaire. LE JEUNE SOCRATE. Il n’y a pas d’apparence. L’ÉTRANGER. Eh bien donc, considérons la puissance des juges qui rendent équitable­ment la justice. LE JEUNE SOCRATE. D’accord. L’ÉTRANGER. Ont-ils d’autre pouvoir que d’accepter du roi législateur les lois établies sur les relations sociales, et de juger conformément à ce qui a été déclaré juste ou injuste, en mettant toute leur vertu à ne se laisser induire ni par présents, ni par crainte, ni par pitié, ni par aucun sentiment hostile ou bienveillant, à déci­der contrairement à la volonté du législateur sur les prétentions des parties. LE JEUNE SOCRATE. En effet, la fonction du juge se réduit à peu près à ce que tu viens de dire. L’ÉTRANGER. Nous avons donc trouvé que la puissance des juges ne se confond pas avec celle du roi, mais qu’elle n’est que la gardienne des lois et sa servante. LE JEUNE SOCRATE. Il paraît. L’ÉTRANGER. Ce qu’il faut nous dire, en considérant toutes les sciences susnommées, c’est que pas une d’elles ne nous est apparue comme étant la science politique. En effet, la vraie science royale ne doit pas agir elle-même, mais commander à celles qui ont le pouvoir d’agir ; c’est à elle de discerner les occasions favorables et défavorables pour commencer et poursuivre dans l’État les vas­tes entreprises, c’est aux autres à exécuter ce qu’elle a décidé. LE JEUNE SOCRATE. Bien. L’ÉTRANGER. Par conséquent, les sciences que nous venons de passer en revue ne commandent ni à elles-mêmes, ni les unes aux autres ; chacune se rapporte à une fonction qui lui est propre, et de cette fonction particulière emprunte justement son nom particulier. LE JEUNE SOCRATE. Il semble. L’ÉTRANGER. Mais la science qui commande à celles-ci, et aux lois et aux intérêts de l’État, qui fait de toutes ces choses un merveilleux tissu, n’embrasserons-nous pas toute sa puissance sous une dénomination commune, et ne l’appellerons-nous pas à juste titre, ce semble, science politique ? LE JEUNE SOCRATE. Sans le moindre doute. L’ÉTRANGER. Et ne voudrons-nous pas l’expliquer par l’exemple de l’art du tisserand, à présent que tous les genres compris dans l’État nous ont clairement apparu ? LE JEUNE SOCRATE. Certainement. L’ÉTRANGER. Il nous faut donc exposer l’opération du roi, comment il travaille et quel tissu il forme. LE JEUNE SOCRATE. Évidemment. L’ÉTRANGER. C’est une chose difficile que nous sommes dans la nécessité de faire comprendre, à ce qu’il paraît. LE JEUNE SOCRATE. Il n’en faut pas moins parler. L’ÉTRANGER. En effet, qu’une partie de la vertu diffère en quelque manière d’une autre partie de la vertu, c’est ce que les esprits enclins à la dispute n’auront pas de peine à contester, forts de l’opinion de la multitude. LE JEUNE SOCRATE. Je ne comprends pas. L’ÉTRANGER. Procédons autrement. Tu considères, je pense, le courage comme une partie de la vertu. LE JEUNE SOCRATE. Oui, certes. L’ÉTRANGER. Et la tempérance comme différente du courage, mais comme étant, aussi bien que lui, une partie de la vertu. LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Eh bien, sur ces deux parties, il y a une chose fort étrange qu’il faut oser déclarer. LE JEUNE SOCRATE. Laquelle ? L’ÉTRANGER. C’est que, dans beaucoup de circonstances, elles sont entre elles, si l’on peut ainsi parler, dans une grande discorde et inimitié. LE JEUNE SOCRATE. Que dis-tu ? L’ÉTRANGER. La chose la plus extraordinaire du monde. On a coutume de dire que toutes les parties de la vertu s’accordent entre elles. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Examinons donc avec tout le soin dont nous sommes capables si cela est absolument vrai, ou si plutôt telle ou telle partie n’est pas en guerre avec ses sœurs. LE JEUNE SOCRATE. Oui, mais comment faire ? L’ÉTRANGER. Il faut chercher, en tout, ce que nous appelons beau, et que nous partageons néanmoins en deux espèces contraires. LE JEUNE SOCRATE. Parle plus clairement encore. L’ÉTRANGER. La promptitude et la vivacité, soit dans le corps, soit dans l’esprit, soit dans l’émission de la voix, soit en elles-mêmes ou dans les images qu’en présentent la musique et la peinture dans leurs imitations, as-tu jamais fait l’éloge de ces qualités, ou entendu un autre les louer devant toi ? LE JEUNE SOCRATE. Eh ! sans doute. L’ÉTRANGER. Et te souviens-tu comment on en agit avec chacune d’elles ? LE JEUNE SOCRATE. Pas le moins du monde. L’ÉTRANGER. Serais-je capable de te l’expliquer tel que je le conçois par mes paroles ? LE JEUNE SOCRATE. Pourquoi pas ? L’ÉTRANGER. Tu m’as l’air de croire la chose facile. Considérons-la donc dans des gen­res à peu près contraires. Dans la plupart des circonstances, où nous admirons la vivacité et la promptitude de la pensée ou du corps, et même de la voix, nous employons pour les louer un seul terme, la force. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Nous disons vif et fort, prompt et fort, et de même véhément. Et c’est en donnant généralement à toutes ces qualités le nom commun que je viens d’énoncer, que nous en faisons l’éloge. LE JEUNE SOCRATE. Oui. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? n’avons-nous pas souvent, dans mille circonstances, vanté tout ce qui se rapporte à une nature paisible ? LE JEUNE SOCRATE. Assurément. L’ÉTRANGER. Et n’est-ce pas en nous servant d’expressions contraires aux précédentes, que nous en parlons ? LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Nous appelons certaines choses calmes et modérées, et nous les admirons dans leur rapport à la pensée ; nous admirons également dans les actions ce qui est doux et lent, et dans la voix ce qui est coulant et grave, et tous les mou­vements rythmiques, et dans les arts en général ce qui a lieu avec une lenteur opportune. Or, tout cela, nous ne l’appelons pas fort, mais tempéré. LE JEUNE SOCRATE. C’est parfaitement vrai. L’ÉTRANGER. Mais si, au contraire, ces choses ont lieu hors de raison, alors nous les blâmons, et changeant de langage, nous les appelons de noms opposés. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Ce qui est plus vif, plus rapide et plus rude que de raison, nous le décla­rons violent et insensé ; et ce qui est trop mou ou trop lent, lâche et engourdi. Et, en général, la plupart du temps ces qualités, ainsi que la modération et la force, nous apparaissent comme des idées contraires, hostiles, qui se font la guerre, sans jamais pouvoir s’associer les unes aux autres ; et ceux qui portent ces qualités dans leur âme, nous les verrons en lutte entre eux, pour peu que nous nous attachions à leurs pas. . Pour les suivre où ? L’ÉTRANGER. Dans toutes les circonstances que nous venons de relater, et vraisembla­blement dans beaucoup d’autres. Il me paraît, en effet, que, se laissant aller à la pente de leur nature, ils louent les choses qui leur sont propres et person­nelles, blâment les autres parce qu’elles leur sont étrangères, et qu’ainsi, dans beaucoup de cas, beaucoup d’inimitiés s’établissent entre les hommes. LE JEUNE SOCRATE. Je le crains. L’ÉTRANGER. On pourrait croire que l’opposition de ces idées n’est qu’un jeu : dans les choses importantes, c’est la pire maladie qui puisse désoler les États. LE JEUNE SOCRATE. Dans quelles choses dis-tu ? L’ÉTRANGER. Dans toute l’économie de la vie humaine, à ce qu’il me semble. Les uns sont d’un naturel extrêmement modéré, enclins à mener une vie tranquille, dirigeant seuls et par eux-mêmes leurs affaires, agissant dans leurs relations intérieures et extérieures de manière à demeurer en paix entre eux et avec les États voisins. Trompés par cet amour excessif du repos et par la satisfaction de leurs désirs, ils ne s’aperçoivent pas qu’ils deviennent incapables de faire la guerre, qu’ils élèvent les jeunes gens dans la même mollesse, et qu’ils sont à la merci de l’ennemi ; en sorte que, après peu d’années, eux, leurs enfants et l’État entier, de libres qu’ils étaient, ils sont tombés sans le savoir dans l’esclavage. LE JEUNE SOCRATE. Tu parles là d’une fâcheuse et terrible disposition. L’ÉTRANGER. Et que sera-ce des autres, qui inclinent davantage du côté de la force ? Ne poussent-ils pas sans cesse leur patrie dans des guerres nouvelles, à cause de leur passion immodérée pour ce genre de vie, et, à force de lui susciter des ennemis, ne la conduisent-ils pas à sa ruine totale ou à la perte de sa liberté ? LE JEUNE SOCRATE. Cela arrive aussi. L’ÉTRANGER. Comment donc ne pas avouer qu’il y a entre ces deux espèces, comme une profonde inimitié et une immense discorde ? LE JEUNE SOCRATE. Impossible de ne pas l’avouer. L’ÉTRANGER. Ce que nous cherchions d’abord, ne l’avons-nous donc pas trouvé, à savoir que certaines parties de la vertu, et des plus importantes, sont naturellement opposées entre elles, et mettent la même opposition chez ceux qui les possè­dent. LE JEUNE SOCRATE. Je le crois. L’ÉTRANGER. Examinons donc... LE JEUNE SOCRATE. Quoi ? L’ÉTRANGER. Si parmi les sciences qui assemblent il en est quelqu’une qui, de propos délibéré, compose son œuvre, si humble qu’elle soit, d’éléments bons et mauvais ; ou si toute science ne s’attache pas de tout son pouvoir à écarter le mal pour retenir ce qui est bon et convenable, et de ces parties sembla­bles ou dissemblables, réunies en un tout, former une seule chose et une seule idée. LE JEUNE SOCRATE. Eh ! sans doute. L’ÉTRANGER. Donc, la politique non plus, celle qui nous a paru conforme à la nature et vraie, ne consentira pas à composer un État de citoyens bons et mauvais ; tout au contraire, elle les éprouvera d’abord par l’éducation, et, après cette épreu­ve, elle les confiera à des hommes capables de les instruire sous sa propre direction. Elle surveillera tout, présidera à tout, comme l’art du tisserand surveille ceux qui cardent et préparent les objets nécessaires à ces tissus, et préside à leurs travaux, assignant à chacun sa tâche, et disposant tout pour le mieux en vue du résultat définitif. LE JEUNE SOCRATE. Fort bien. L’ÉTRANGER. De même, il me semble que la science royale, ayant la puissance de commander, ne permettra à aucun de ceux qui donnent au nom de la loi l’ins­truction et l’éducation, d’établir des exercices qui ne feraient pas naître des habitudes favorables au mélange qu’elle médite, mais qu’elle autorisera ceux-là seulement. Quant à ceux qui ne peuvent se former avec les autres au courage, à la tempérance et en général à la vertu, mais qu’un naturel violent et pervers entraîne à l’impiété, à l’injustice et au désordre, elle s’en débarrasse en leur infligeant la mort, l’exil et les plus terribles châtiments. LE JEUNE SOCRATE. Voilà bien ce qu’on dit. L’ÉTRANGER. Ceux qui croupissent dans l’ignorance et l’abjection, elle les met sous le joug de l’esclavage. LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement. L’ÉTRANGER. Quant aux autres, dont la nature est capable d’actions généreuses, pour peu que l’éducation leur vienne en aide, et qui peuvent avec le secours de l’art se prêter au mélange convenable, elle les conserve, elle se sert comme d’une sorte de chaîne du caractère fortement trempé de ceux qui ont plus de penchant à la force ; et ceux qui sont portés à la modération, qui ont quelque chose de doux et de liant qui les fait ressembler au fil de la trame, mais qui sont en opposition avec les premiers, elle s’efforce de les lier et de les entrelacer de la manière suivante. LE JEUNE SOCRATE. De quelle manière ? L’ÉTRANGER. D’abord en unissant, suivant les rapports de parenté, la partie immortelle de leurs âmes par un lien divin, et au-dessous de celle-là la partie animale par des liens humains. LE JEUNE SOCRATE. Explique-moi encore ce que tu veux dire. L’ÉTRANGER. L’opinion vraie, sur le beau, le juste, le bien et leurs contraires, est-elle solidement assise dans les âmes, je l’appelle divine, si c’est dans une espèce de la nature des démons qu’elle se trouve. LE JEUNE SOCRATE. C’est à merveille. L’ÉTRANGER. Or, nous savons que, seuls, le politique et le bon législateur sont capables, la muse de la science royale aidant, de produire cette disposition chez les citoyens qui ont reçu une bonne éducation, ainsi que nous le disions à l’instant même. LE JEUNE SOCRATE. C’est vraisemblable. L’ÉTRANGER. Quant à celui qui est incapable d’obtenir ce résultat, ne lui appliquons ja­mais les noms dont nous cherchons maintenant la définition. LE JEUNE SOCRATE. Parfaitement. L’ÉTRANGER. Quoi donc ? L’âme forte ainsi pénétrée de la vérité ne s’adoucira-t-elle pas, et ne voudra-t-elle pas par-dessus tout entrer en commerce avec la justi­ce ; si elle n’y participe pas, n’inclinera-t-elle pas au contraire vers un naturel sauvage ? LE JEUNE SOCRATE. Impossible qu’il en soit autrement. L’ÉTRANGER. Mais quoi ? le naturel modéré, en participant de son côté à l’opinion vraie, ne deviendra-t-il pas sage et prudent, comme il convient dans un État ; s’il en est privé, n’aura-t-il pas, et ne méritera-il pas d’avoir la honteuse réputation d’un homme simple et sans esprit ? LE JEUNE SOCRATE. Tout à fait. L’ÉTRANGER. Ne dirons-nous pas qu’aucun tissu, aucun lien solide et durable ne saurait jamais unir les méchants aux méchants, ni les bons aux méchants ; et qu’aucu­ne science ne tenterait jamais cette entreprise ? LE JEUNE SOCRATE. Sans doute. L’ÉTRANGER. Et qu’il n’y a que les hommes qui apportent en naissant des instincts généreux, et dont l’éducation est conforme à la nature, qui peuvent être ainsi formés par les lois ; et c’est là le remède que produisent l’art et la science, et c’est là le lien divin qui, comme nous l’avons dit, accorde entre elles les parties dissemblables et contraires de la vertu. LE JEUNE SOCRATE. C’est on ne peut plus vrai. L’ÉTRANGER. Pour les autres liens, ceux qui sont humains, quand le lien divin est établi, il n’est guère difficile ni de les concevoir, ni, après les avoir conçus, de les former. LE JEUNE SOCRATE. Comment, et quels liens ? L’ÉTRANGER. L’union des sexes, la procréation des enfants, les établissements et les mariages. Car, hommes et femmes, la plupart ne sont pas convenablement alliés au point de vue de la génération des enfants. LE JEUNE SOCRATE. Que veux-tu dire ? L’ÉTRANGER. La poursuite de l’argent et du pouvoir en de pareilles affaires mérite-t-elle seulement qu’on prenne la peine de la blâmer ? LE JEUNE SOCRATE. Non. L’ÉTRANGER. Il importe plus de parler de ceux qui prennent souci des caractères, et d’examiner s’ils ne se conduisent pas au rebours de la raison. LE JEUNE SOCRATE. Il y a apparence. L’ÉTRANGER. Or, ils se conduisent sans aucun bon sens, en poursuivant le plaisir présent, en recherchant ceux qui leur ressemblent, en fuyant ceux qui diffèrent, préoc­cupés sans mesure d’échapper aux difficultés. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Les hommes modérés recherchent la même modération, se marient autant que possible à des femmes de ce caractère, et marient de même leurs filles ; les hommes forts se comportent pareillement, ils sont en quête de leur propre naturel, au lieu qu’il faudrait que ces deux sortes d’hommes fissent tout le contraire. LE JEUNE SOCRATE. Comment, et pourquoi ? L’ÉTRANGER. Parce que telle est la nature du caractère fort et énergique : éclatant de vi­gueur au commencement, lorsqu’il s’est reproduit sans mélange pendant plusieurs générations, il finit par s’emporter en de véritables accès de fureur. LE JEUNE SOCRATE. C’est assez vraisemblable. L’ÉTRANGER. D’autre part, l’âme que remplit une excessive pudeur, qui ne s’associe point à la mâle audace, et qui se reproduit de la sorte pendant plusieurs géné­rations, devient plus faible que de raison, et finit par tomber dans une complète défaillance. LE JEUNE SOCRATE Il est encore vraisemblable qu’il en arrive ainsi. L’ÉTRANGER. Voilà par quels liens je dirais qu’il n’est pas difficile d’enchaîner ces deux espèces d’hommes, pour peu qu’ils aient la même opinion sur le beau et sur le bien. Car c’est l’unique tâche et en même temps toute la tâche du tisserand royal, de ne jamais permettre que le caractère prudent rompe avec le caractère fort et énergique, de les mêler par la similitude des sentiments, des honneurs, des peines, des opinions, comme par un échange de gages d’union, d’en com­poser un tissu, comme nous avons dit, à la fois doux et solide, et de leur confier en commun les différents pouvoirs dans les États. LE JEUNE SOCRATE. Comment ? L’ÉTRANGER. Là où il faut un seul chef, en choisissant un homme qui réunisse dans sa personne ces deux caractères ; là où il en faut plusieurs, en les mêlant par parties égales. Les chefs modérés ont, en effet, des mœurs prudentes, justes et conservatrices, mais ils manquent de décision et de cette prompte audace que réclame l’action. LE JEUNE SOCRATE. Tout cela me paraît fort juste. L’ÉTRANGER. Les chefs forts et énergiques, à leur tour, laissent davantage à désirer du côté de la justice et de la prudence, mais dans l’action ils excellent. Que tout aille bien dans les États pour les particuliers et pour le public sans la combi­naison de ces deux caractères, c’est ce qui est impossible. LE JEUNE SOCRATE. Nécessairement. L’ÉTRANGER. Disons donc que l’action politique est arrivée à sa légitime fin, qui est d’entrelacer un solide tissu, et de croiser les caractères forts avec les modérés, lorsque l’art royal, en unissant ces hommes divers en une vie commune par les liens de la concorde et de l’amitié, en accomplissant le plus magnifique et le meilleur des tissus, de manière à former un tout, en embrassant à la fois tout ce qu’il y a dans les États d’esclaves et d’hommes libres, enserre tout dans ses mailles, et sans rien négliger de ce qui peut contribuer à la prospérité de l’État, commande et gouverne. LE JEUNE SOCRATE. On ne pouvait mieux définir à leur tour, Étranger, le roi et le politique. FIN DU POLITIQUE.